Après le rachat de la chaîne Nova par Petr Kellner, les grands groupes de presse du pays aux mains des milliardaires tchèques
La société PPF de Petr Kellner, première fortune de Tchéquie, a annoncé le rachat du groupe médiatique CME, dans le cadre d’une transaction s’élevant à 48 milliards de couronnes (1,88 milliards d’euros). Le groupe CME exploite un important bouquet de chaînes de télévision en Bulgarie, Roumanie, Slovaquie, Slovénie. CME possède également TV Nova, première chaîne commerciale de République tchèque. Cette transaction, qui doit toutefois encore être approuvée par différents organes de régulation nationaux et la Commission européenne, est un événement majeur sur le marché des médias tchèques, les grands groupes de presse étant désormais aux mains des principaux milliardaires du pays. Pour évoquer la signification de ce rachat, et la situation des médias en République tchèque, Radio Prague Int. a interrogé Václav Štětka, sociologue et expert des questions de transformation des systèmes médiatiques et des problématiques liées à l’indépendance des médias par rapport à la sphère politique.
En 2013, le groupe Mafra est racheté par Andrej Babiš, devenu depuis Premier ministre. En ce mois d’octobre 2019, Petr Kellner, autre milliardaire tchèque, rachète le groupe CME qui possède notamment la chaîne privée Nova. En quoi ces deux transactions représentent-elles un tournant pour le marché tchèque des médias ?
« Si l’on compare ces deux transactions, je pense que la première a eu des conséquences bien plus importantes sur le marché des médias tchèques. C’est un tournant bien plus significatif pour les médias tchèques car c’est la première fois qu’un grand groupe de presse s’est retrouvé dans les mains d’un acteur de la scène politique. Il s’agissait de l’entrée d’un politicien actif, d’un chef de parti dans des médias, du jamais-vu en République tchèque. Petr Kellner, lui, n’est pas nouveau dans le monde des médias, où il a déjà été actif par le passé. D’ailleurs, la chaîne de télévision Nova lui a appartenu autrefois quelques années, avant qu’il ne décide de la revendre à la société CME et au conglomérat Time Warner, réalisant un gros profit. Petr Kellner n’est donc pas novice, et contrairement à Andrej Babiš, ce n’est pas un homme politique actif. Il y a donc beaucoup de différences. Néanmoins, on peut trouver des parallèles : ces deux magnats de la presse font aussi partie des plus grosses fortunes du pays. Petr Kellner est même la plus grosse fortune d’Europe centrale, à en croire le classement Forbes. Quand bien même ce n’est pas un politicien à proprement parler, on sait qu’il est engagé d’une certaine manière via un soutien indirect à l’ancien président Václav Klaus et à l’actuel président Miloš Zeman. »Quelles peuvent être les conséquences de ce rachat pour la chaîne Nova ? Peut-on craindre une ingérence de son nouveau propriétaire ?
« Nous devons attendre pour savoir quelles seront les conséquences concrètes de cette transaction. On ne sait pas comment Petr Kellner va réagir ni dans quelle mesure il essayera ou non d’intervenir dans le contenu des chaînes de télévision et de radios qu’il achète. Nous pouvons à cet égard rappeler une autre différence avec l’acquisition du groupe Mafra par Andrej Babiš : en 2013, Mafra était une société très déficitaire, alors que le groupe CME et les chaînes qu’il exploite sont clairement bénéficiaires. En d’autres termes, Petr Kellner investit dans quelque chose qui fait des bénéfices non-négligeables. Donc la motivation derrière ce rachat est économique, mais il y a aussi là un potentiel d’influence certain. Mais à l’heure actuelle, difficile de dire quelle motivation prévaut. L’avenir proche nous le dira. Du point de vue économique, ce rachat de CME par le groupe PPF fait sens car ce dernier exploite déjà le réseau de télécommunication O2, en Tchéquie et ailleurs. Or c’est une tendance relativement courante dans le monde des médias d’aujourd’hui de connecter activités de télécommunication et activités médiatiques. »
Aujourd’hui l’ensemble des grands groupes médiatiques du pays est aux mains de milliardaires tchèques qui les ont progressivement rachetés à des investisseurs étrangers. Rappelez-nous dans quel contexte et pourquoi ces investisseurs étrangers se sont-ils retirés ?
« Le départ des investisseurs étrangers du marché des médias tchèques est lié à la crise financière de 2008-2009. En République tchèque, contrairement à d’autres pays d’Europe centrale et orientale, ce départ s’est fait avec quelques années de retard. Mais il était clairement lié à la très mauvaise situation économique du secteur, et plus particulièrement de la presse écrite qui n’est pas parvenue à s’adapter au boom d’Internet et au développement des médias numériques. »Qu’est-ce que cela a signifié pour le marché des médias tchèques ?
« D’un côté, grâce à ce changement de propriétaires, certains médias ont eu une seconde chance et ont pu survivre. Sans eux, ces médias auraient pu disparaître. Mais d’un autre côté, ces médias le payent car ils perdent à la fois leur autonomie et leur indépendance éditoriale. En Tchéquie et dans d’autres pays de la région, on voit ce phénomène d’instrumentalisation des médias passés dans les mains de nouveaux propriétaires dont les intérêts se situent dans d’autres secteurs économiques. Il y a donc eu une transformation radicale du marché médiatique, avec des groupes de presse dominés par des milliardaires locaux, des personnalités influentes du monde des affaires. Le fait que les intérêts de ces hommes d’affaires soient en porte-à-faux avec la vocation d’information des médias laisse planer le doute sur leur capacité à assurer encore leur rôle de garde-fous traditionnels de la démocratie. »
Y a-t-il un moyen de contrebalancer cette hégémonie ?
« La situation n’est vraiment pas optimale. Traditionnellement, on attend des médias qu’ils travaillent pour l’intérêt général et qu’ils jouent leur rôle de garde-fous de la démocratie. Mais avec des grands groupes de presse aux mains des principaux milliardaires du pays, ce n’est guère possible. Cet environnement médiatique n’est pas sain, car on peut douter de l’indépendance des journalistes qui y travaillent. Cela contribue aussi à la baisse de confiance du public vis-à-vis des médias traditionnels. Le besoin d’un contrepoids est d’autant plus crucial et ce sont les médias publics qui doivent l’assumer. C’est essentiel pour conserver une forme de pluralité du marché médiatique. »
On a vu ces derniers temps en République tchèque l’émergence aussi de nouveaux médias alternatifs, indépendants, notamment sur Internet… Je pense entre autres au site Deník N qui a aussi une version imprimée.
« En théorie, ces nouveaux médias indépendant nés en réaction à cette oligarchisation des médias tchèques peuvent aussi représenter un contrepoids. De nombreux journalistes ont quitté les rédactions des titres rachetés par les milliardaires tchèques et ont fondé de nouveaux médias, d’abord sur internet, puis parfois en version papier. C’est évidemment une tendance positive et on voit cela aussi ailleurs dans la région, comme en Hongrie. Mais il faut souligner que ces projets ont souvent des problèmes de financement et leur existence n’est pas assurée à long terme. En outre, ces nouveaux médias ne touchent qu’une part infime de la population : ils peuvent difficilement concurrencer les médias mainstream, sans parler d’un colosse comme peut l’être la chaîne de télévision TV Nova. »Dans quelle mesure le lectorat de ces médias mainstream et de ces nouveaux médias indépendants recouvre-t-il la carte des résultats électoraux du pays ?
« C’est un autre problème. La frange populiste du spectre politique, à laquelle appartient Andrej Babiš, son mouvement ANO ainsi que le président Zeman, a accès, grâce à tous ces changements de propriétaires, à des médias qui s’adressent naturellement et avant tout à leurs électeurs, bien plus qu’aux électeurs des partis libéraux. A ces derniers, il ne reste plus que ces médias plus petits, plus spécifiques et minoritaires, voire des sites internet alternatifs. »