« Au fond, l’entraînement de Zátopek était absurde »

Foto: STVN 1955

Chose promise, chose due : vous avez été quelques-uns à nous la réclamer, voici la suite de l’entretien avec Pat Butcher, ancien athlète et journaliste britannique auteur d’une biographie « Quicksilver – The mercurial Emil Zátopek » consacrée à un des plus grands coureurs à pied de l’histoire. Un homme aussi dont la vie et la carrière ne peuvent être dissociées de l’histoire mouvementée de la Tchécoslovaquie au XXe siècle. Zátopek, le nom enfin d’un personnage de roman auquel Pat Butcher n’est pas le seul à s’être attaché, comme il l’a confié au micro de Radio Prague :

Pat Butcher et Guillaume Narguet,  photo: archive de Guillaume Narguet
« Zátopek était un homme simple, naïf, et pourtant très intelligent. Tout le monde le disait. Ce n’était pas un gars ‘normal’ dans le sens où il n’était pas comme les autres. Il était originaire d’un petit bled au milieu de nulle part en Moravie, et ça ne l’a pas empêché de devenir un personnage mondialement connu tout en restant très sympathique. Ron Clarke, un autre grand coureur de fond dans les années 1960, idolâtrait Zátopek. Pour lui, il était le grand dieu des stades. Mais Zátopek faisait cet effet sur tous deux qui le croisaient : ses collègues, ses partenaires, ceux qui ont suivi après lui… C’était un personnage qui suscitait naturellement la sympathie. »

Le triplé (5 000 m, 10 000 m et marathon) qu’a réalisé Zátopek aux Jeux d’Helsinki en 1952 apparaît aujourd’hui inégalable, entre autres raisons parce que les coureurs sont beaucoup plus spécialisés qu’ils ne l’étaient autrefois. Vous dites vous-même qu’aucun autre athlète ne le réalisera plus jamais. Mais dans la présentation de votre livre ici à Prague, vous avez également évoqué Mo Farah, un athlète, parmi bien d’autres, dont les méthodes d’entraînement et de préparation posent un certain nombre de questions…

« (Il coupe) Oui… »

Foto: STVN 1955
De Zátopek, on peut légitimement penser que les performances étaient propres. Au fond, aussi incroyables soient-elles, et malgré son entraînement « inhumain » dans les conditions qui étaient celles de l’après-guerre, ses performances sont restées humaines. Pour l’amateur de sport que vous êtes, est-ce là aussi un aspect important du personnage ?

« Heureusement pour nous tous qui sommes des admirateurs de Zátopek, il a couru à une époque où il n’y avait pas de drogues comme il y en a aujourd’hui. Maintenant, toute grande performance dans le sport est suspicieuse, quelle que soit la discipline. Tout est mis en doute, et cela est tout à fait normal. L’affaire soviétique (sic) qui a précédé les derniers Jeux de Rio ou effectivement les questions qu’un athlète comme Mo Farah laisse planer… Malheureusement, le sport de haut niveau est devenu synonyme de suspicion. Et heureusement, Zátopek courait à une autre époque. »

«En 1968, le régime a espéré que Zátopek ne revienne pas de Mexico»

Emil Zátopek | Photo: Roger Rössing,  Deutsche Fotothek,  CC BY-SA 3.0 DE
« Le problème pour lui et pour d’autres était plutôt le communisme. Enfin, le communisme pur tel qu’il se pratiquait, c’est le socialisme. C’est, je l’espère, ce que tout le monde voudrait. Mais comme il était pratiqué en Union soviétique et dans ses pays satellites, ce n’était pas une vie propre (sic), c’était tout à fait différent. Je crois d’ailleurs qu’après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques en août 1968, le régime a espéré qu’Emil et Dana Zátopek ne reviennent pas des Jeux de Mexico qui se sont tenus deux mois plus tard et auxquels ils avaient été invités. Dana elle-même m’a confirmé qu’ils ont reçu des invitations de Finlande, où les Zátopek étaient bien évidemment des héros, de Suède, de Grande-Bretagne… ‘Venez chez nous, vous serez les bienvenus !’, leur disaient-ils. Mais Dana m’a expliqué qu’Emil et elle ont voulu rester en Tchécoslovaquie, que c’était là où était leur vie. »

Zátopek reste célèbre aussi pour avoir été le précurseur de la méthode d’entraînement fractionné. Toutefois, quand l’ancien athlète que vous êtes voit les volumes d’entraînement complétement fous qui étaient les siens (et dont on peut se faire une idée très précise dans le livre ‘Můj trénink a závodění’ – ‘Mon entraînement et mes courses’, publié en Tchécoslovaquie en 1955, dont l’auteur est Zátopek lui-même), se dit-il que ses performances en compétition auraient pu être encore meilleures s’il s’était entraîné différemment ?

« Sans aucun doute. Il n’y a aucun doute là-dessus. Son entraînement finalement était absurde. Zátopek nous a donné un modèle d’entraînement auquel l’on se tient jusqu’à aujourd’hui. Ce que font les Kényans ou les Ethiopiens aujourd’hui, c’est exactement, à la base bien sûr, ce que faisait Zátopek. On peut dire que c’est lui qui a inventé l’entraînement fractionné. Mais lui-même à la fin de sa carrière reconnaissait que… Vous savez, j’ai entendu récemment à la radio une interview que Zátopek a donnée en 1955 ou 1956 à Harold Abrahams, le sprinteur britannique du célèbre film ‘Les Chariots de feu’ qui a remporté la médaille d’or du 100 mètres aux Jeux de Paris en 1924 et qui a travaillé pour la BBC à la fin de sa carrière. Abrahams lui avait alors parlé d’un volume d’entraînement de 200 kilomètres par semaine et Zátopek lui avait répondu que lui aussi avait couru autant, mais que c’était de trop ! Zátopek a admis qu’il avait fait une erreur en se concentrant davantage sur la quantité que sur la qualité. »

Emil Zátopek | Photo: Roger & Renate Rössing,  Deutsche Fotothek,  CC BY-SA 3.0 DE
« A mon avis, et je pense savoir de quoi je parle car j’ai quand même été médaillé aux championnats de Grande-Bretagne sur le 3 000 mètres steeple il y a quarante ans de cela, je suis convaincu que si le régime n’avait pas obligé Zátopek à courir jusqu’à trente ou quarante courses par saison – et c’était un nombre absolument ridicule quand on sait qu’un athlète comme Gebreselassie ne court qu’une dizaine de courses en trois ou quatre mois que dure sa saison – il aurait réalisé de bien meilleurs records du monde. Sur 5 000 mètres, il a été le deuxième homme à descendre sous les 14 minutes, mais il aurait pu faire 13’30 (son record personnel sur cette distance s’est établi à 13’57’’, à Stockholm le 3 septembre 1954, ndlr), et 28 minutes sur le 10 000 mètres (record personnel de 28’54’’2 à Bruxelles le 1er juin 1954). Facilement. Oui, facilement. »

« A Stará Boleslav, l’âme de Zátopek »

La préparation de votre livre vous a amené à rencontrer beaucoup de témoins et à découvrir différents endroits en République tchèque. Qu’est-ce qui dans tout cela vous a marqué ou peut-être même ému ? Parce que Zátopek, une fois que l'on s’intéresse au personnage et à sa façon d’envisager la vie, on s’y attache…

Le stade de Houštka à Stará Boleslav,  photo: Site officiel de la ville de Brandýs nad Labem - Stará Boleslav
« Pour moi, le lieu de pèlerinage a surtout été le petit stade de Houštka à Stará Boleslav. C’est là que Zátopek a réalisé une demi-douzaine de ses records du monde. C’était sa piste favorite. A l’époque d’ailleurs, elle ne mesurait que 364 mètres. Alors, vous imaginez quels calculs il devait faire dans sa tête pour savoir combien de tours représentait telle ou telle distance…. Bon, la piste aujourd’hui en tartan est magnifique et mesure 400 mètres. Mais il fallait que j’y aille et que je voie la forêt qui entoure le stade. Zátopek lui-même pensait que l’oxygène des arbres l’aidait à battre ses records. Pour moi, si vous êtes un fanatique de Zátopek et que vous venez en République tchèque, il faut faire les 30 à 35 kilomètres dans la direction nord-est qui séparent Prague de Stará Boleslav, puis à pied les deux kilomètres depuis le centre-ville jusqu’au stade de Houštka. C’est là que se trouve l’âme de Zátopek. »

Vous y avez couru ?

Pour plus de renseignements sur le livre et son auteur, cf. : www.globerunner.org/

« Oui ! Evidemment… Dans la forêt comme sur la piste. Il y avait des écoliers qui s’entraînaient ce jour-là et j’y suis resté deux heures. Juste pour profiter de l’atmosphère. »

Pas de série de 40 x 400 mètres comme Zátopek ?

« (Il explose de rire) Et encore moins cent fois. Merci beaucoup ! »