Bernard Michel : un état d'esprit et un domaine de recherche renouvelé
L’historien Bernard Michel est décédé le 26 juillet dernier à Paris à l’âge de 78 ans. Spécialiste de l’Europe centrale, professeur émérite à la Sorbonne, il a formé et marqué toute une génération de chercheurs. Alain Soubigou est l’un d’entre eux. Il est revenu au micro de Radio Prague sur la carrière de cet homme. Auteur de nombreux ouvrages sur Prague, la Bohême ou sur le foisonnement culturel des pays tchèques au début du XXe siècle, l’œuvre de Bernard Michel a toujours été caractérisée par une volonté de rapprocher tchécophones et germanistes.
« Il soutient sa thèse sur un domaine un peu adjacent, un peu voisin, qui sont les finances de l’Autriche au début du XXe siècle. Et en réalité, il se rend compte que l’essentiel de la richesse de l’Autriche, de l’Empire d’Autriche-Hongrie, se trouve concentré en Bohême. Et c’est comme cela qu’il s’est retrouvé à glisser de son Autriche initiale vers la Bohême, qui est devenue l’objet de tous ses centres d’intérêts. »
Ce n’est cependant pas la seule raison qui pousse Bernard Michel à perfectionner sa connaissance des pays tchèques :
« Il y a une cause scientifique mais il se trouve aussi qu’il a fait la rencontre, à la fin des années 1950, au début des années 1960, d’une femme extraordinaire, celle qui est devenue Madame Michel, qui l’a introduit aux subtilités, aux complexités de la vie en Europe centrale. Lui, l’autrichiste, est devenu un bohémiste et il a fait vivre cet espace, je dirais un peu dans l’ombre pendant très longtemps, jusqu’en 1989. »Vénus, Aphrodite, Cupidon et Eros sont passés par là et auront une incidence importante sur les travaux de Bernard Michel. Alors qu’à première vue, il semble que le monde tchèque voire slave s’est construit en opposition au monde germanique, l’historien, n’abandonnant pas son premier amour pour l’Autriche, va toujours tenter de trouver les éléments créateurs de liens entre les deux cultures. Alain Soubigou :
« Il a toujours gardé une sympathie pour l’Autriche. Se spécialisant sur la Bohême, sur la Pologne, sur la Slovaquie et sur tous les pays de la zone, il n’a pas pour autant perdu ses racines autrichistes. C’était un excellent germanophone, outre évidemment toutes les langues d’Europe centrale qu’il parlait. Il était excellent tchécophone. Il n’a jamais essayé de monter les nations les unes contre les autres, de construire une historiographie d’un peuple contre un autre. Je dirais que jusqu’à son dernier livre, jusqu’à sa dernière conférence ici-même au mois de mars à Prague, il a essayé de montrer les éléments unifiants, qui permettaient le dialogue. »
Le dernier ouvrage de Bernard Michel sur la Prague de la Belle Epoque illustre cette recherche de dialogue. L’intense bouillonnement culturel qui anime alors la principale ville de Bohême est envisagé sous l’angle des échanges entre populations allemandes et tchèques. Voici ce que déclarait à ce propos Bernard Michel au micro de Václav Richter en avril dernier :
« Cette communauté des Allemands et des Tchèques, c’est quelque chose auquel je tiens beaucoup parce que l’idée que les écrivains ou les artistes allemands étaient hostiles aux Tchèques est absolument fausse. Quand je prends le cas de Max Brod, il y a des contacts extrêmement étroits avec les Tchèques, n’est-ce pas ? Et quant à Kafka, je montre - je crois d’une manière extrêmement convaincante - que Kafka vient d’une famille juive tchèque. Et pas d’une famille juive allemande, comme on le croit. Il a fait ses études en langue allemande mais toute sa famille, son père, sa mère, ses sœurs, se déclaraient de langue tchèque, ce que l’on ne sait pas en général mais que j’ai découvert très tôt dans les archives de la ville de Prague. »Cette posture a parfois été critiquée par d’autres historiens qui ont pu lui reprocher de minimiser les antagonismes, les tensions existantes entre Allemands et Tchèques. Pour autant, Alain Soubigou considère que l’un des apports fondamentaux de Bernard Michel est cet état d’esprit dans lequel il a voulu mener ses recherches. Il développe :
« Fort de sa culture initiale autrichiste, Bernard Michel était devenu un partisan d’une vision « unanimiste » de la culture, qui l’amenait peut-être parfois à sous-estimer, mesurer, certains aspects contradictoires, certains aspects éventuellement de tensions. Car il y avait de part et d’autre des tensions nationalistes, chez les germanophones de Prague comme chez les Tchèques de Prague. Néanmoins, il tenait un discours qui l’amenait à dire, à propos par exemple de Kafka, à rappeler que sa famille porte un nom slave. Lui ce génie de la littérature germanophone de Prague portait un nom slave. Le père de Kafka, qui était commerçant et qui savait que la démographie faisait que l’élément tchèque – comme on disait à l’époque – l’élément tchèque à Prague allait finir par être prédominant et a fini aux alentours de 1900 par dépasser l’élément germanophone, ce père a imposé à toute sa famille de parler aussi le tchèque, à côté de l’allemand. Ce sont ces éléments que Bernard Michel a voulu mettre en valeur, pour relativiser un petit peu l’ambiance de tension, une culture que lui qualifiait très joliment d’utraquiste, pour reprendre le terme en usage chez les hussites, les protestants hussites. Cette culture utraquiste était riche et de la culture germanophone éventuellement juive et de la culture tchèque pour former un ensemble extraordinaire. »
Cette approche savante par l’histoire de la personnalité de Franz Kafka est un autre trait important de l’œuvre de Bernard Michel pour Alain Soubigou qui souligne la pertinence de ses analyses sur la littérature mais également sur la peinture, avec la figure notable d’Alfons Mucha. Ainsi, Bernard Michel a contribué, au-delà de la simple histoire de l’Europe centrale, à enrichir les connaissances sur l’histoire culturelle de cette aire médiane de l’Europe.Une Europe médiane à laquelle Bernard Michel est l’un des rares à s’intéresser dans les années 1960. Enseignant un temps à Poitiers avant d’entrer à la Sorbonne en 1985, il aura durant toutes ces années participer à renouveler le champs d’études sur une Europe centrale quelque peu désertée par les chercheurs français. Il faut dire que dans la Tchécoslovaquie communiste, il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir mener des recherches dans de bonnes conditions. Bernard Michel aura dû batailler avec les autorités, pour au final acquérir une connaissance de pointe sur les pays tchèques. Alain Soubigou explique :
« Il est tombé amoureux d’une Tchèque qui était signalée par la police politique, la Stb, et qui était systématiquement suivie. Elle a eu d’énormes soucis, comme sa famille et plusieurs d’entre eux ont eu droit à des séjours en prison prolongés. Elle a tout de même fini par quitter la Tchécoslovaquie à la fin des années 1950. Ils s’épousent en 1959. Et chaque retour de Bernard Michel en Tchécoslovaquie communiste de l’époque était l’objet de négociations approfondies, parfois même de la part de Bernard Michel de marchandages. Déjà un peu connu, auteur d’articles remarqués, membre de la Commission des études historiques slaves, il était un peu indispensable aux communistes. Donc il a négocié systématiquement ses venues presque annuelles dans le pays contre l’accès à des archives qui n’étaient pas accessibles à d’autres. C’’est comme cela qu’il s’est constitué un capital de savoirs, qui l’ont mis à la pointe de la recherche, non seulement française, mais même européenne. »
Bernard Michel traverse donc l’histoire récente des Tchèques et des Slovaques. Ainsi en 1989, après la chute du mur de Berlin, il se rend en Tchécoslovaquie où il attend, dit-il, la fin du régime communiste. Voici quelques années, il racontait au micro d’Anne-Claire Veluires comment il s’était retrouvé au milieu des manifestants dans les rues de Prague. Il y avait alors découvert que les services secrets tchécoslovaques avaient gardé un œil bien ouvert sur ses activités :
« J’ai bien sûr été dans les manifestations de rue, et sur la place St-Venceslas pour entendre parler non seulement Havel mais également beaucoup d’autres, et notamment Václav Malý, qui avait un énorme succès dans l’opinion publique. Je suis donc reparti au début du mois de décembre quand il était clair que la révolution avait gagné. Par la suite, j’ai été le premier étranger admis à voir en 2004 les archives de la StB. J’ai vu les dossiers qui concernaient la famille de ma femme, qui avait été condamnée sous le régime communiste. J’ai demandé aussi mon propre dossier. A ce moment-là, j’ai reçu une lettre me disant que mon dossier avait été détruit le 4 décembre, soit juste au moment où j’étais dans la rue. Cela veut dire que c’était le début, que la StB a commencé à détruire les documents le 3 et le 4 décembre. Cela veut dire que mon dossier était sur le sommet de la pile et tout ce qu’ils m’ont appris, c’est que j’étais suivi à ce moment-là par deux directions de la ‘kontrarozvědka’ [le contre-espionnage]. »Acteur des relations entre les Français, les Tchèques et les Slovaques, Bernard Michel l’a été. Outre son engagement scientifique, il a joué un rôle de conseiller pour les ministères français de la Défense et des Affaires étrangères. Surtout, Bernard Michel a contribué à une renaissance des études françaises sur l’Europe centrale, avec un état d’esprit porté sur l’ouverture aux différentes cultures. Animé par une très grande curiosité, il l’était sans doute également par une véritable fascination pour Prague et la Bohême. Alain Soubigou remarque que le mot fascination aurait sans doute déplu à Bernard Michel, mais ne peut s’empêcher de penser qu’il n’est pas tout à fait hors de propos.