Bernard Michel : « Je me suis passionné pour Mucha à un moment où on ne parlait plus de lui. »
Dans la seconde partie de l’entretien que l’historien français Bernard Michel a accordé à Radio Prague, ce spécialiste de l’histoire de l’Europe centrale revient à nouveau sur son livre « Prague, Belle époque 1895-1928 » et évoque notamment Franz Kafka, la plus grande personnalité littéraire pragoise des premières décennies du XXe siècle. Venu à Prague pour donner une conférence sur la naissance de l’Epopée slave, Bernard Michel révèle ensuite dans cet entretien ses sources d’informations sur ce cycle de toiles monumentales par lesquelles le peintre Alfons Mucha a représenté les moments cruciaux de l’histoire des peuples slaves. Bernard Michel ne cache pas son admiration pour cette œuvre grandiose et prend la défense de sa modernité.
« Bien sûr, il n’y avait pas de milieu antisémite, il était parfaitement libre intellectuellement de prendre les décisions qu’il souhaitait et il a joué quand même un rôle. Sa fonction dans cette société d’assurance des accidents était remarquable parce qu’il avait quand même une cinquantaine de collaborateurs sous ses ordres. Dans sa journée, il était constamment pris et il avait choisi ce type de vie. Il n’avait pas envie d’être un écrivain qui se met à sa table à neuf heures du matin, et termine à quatorze ou quinze heures, l’après-midi. Il ne voulait pas de cette vie d’écrivain à rester uniquement enfermé chez lui, il voulait au contraire être au contact de la société, il avait besoin de contact. »
Comment expliquez-vous donc dans ce contexte la célèbre phrase de Kafka souvent citée : « Prague ne me lâche pas, cette petite mère a des griffes. » ?
« Ecoutez, c’est un éloge, ce n’est pas du tout une critique de Prague. Il a effectivement le sentiment que sa vie peut difficilement exister s’il est hors de Prague. Et je crois que c’est quelque chose qui lui est resté jusqu’à la fin de sa vie. S’il s’éloigne à la fin de sa vie, c’est surtout pour des raisons de santé et pour aller dans des sanatoriums ou d’autres établissements où l’on peut traiter sa maladie. Quand il dit qu’il est profondément pris par Prague, c’est une réalité mais pas une réalité qui lui est défavorable. C’est au contraire quelque chose de merveilleux. Il est pris en main par cette ville de Prague. »
Votre livre s’arrête en 1928. Pourquoi vous arrêtez-vous là, pourquoi cette date ?
« Il m’a semblé que l’année 1928 correspondait d’abord aux dix ans de la Première république tchécoslovaque. Et il faut rappeler à quel point cela a été célébré par les Tchèques. C’était la grande étape. Et pourquoi cela s’arrête en 1928 ? Parce qu’on entre après dans un univers complètement différent qui est la Prague des années trente où l’on commence à sentir les menaces qui pèsent sur la République tchécoslovaque. Donc il y a à ce moment un changement, et en même temps un changement de génération parce qu’on voit apparaître quelques nouveaux écrivains. Je crois que l’année 1928 est restée un grand tournant parce que c’est le moment où il y a vraiment un triomphe de la Première république tchécoslovaque. Vous voyez, la manière dont on a célébré Masaryk, la manière dont cette fête a été organisée dans toute la société, c’est quelque chose qui marquait l’unité de la République et il faut rappeler que dans cette unité, il y avait la présence des Allemands de Tchécoslovaquie. Il faut dire à quel point 1928 a été fêté aussi par eux. Il y avait des groupes entiers d’Allemands qui se déclaraient favorables à la République tchèque. »Vous êtes venu à Prague cette fois-ci pour donner une conférence sur la naissance de l’Epopée slave. Pouvez-vous résumer le thème de cette conférence ?
« Je suis quelqu’un qui s’est passionné pour Mucha à un moment où on ne parlait plus de lui ni en France, ni en Tchécoslovaquie. Je me suis donc passionné pour Mucha dès les années 1960 et j’ai écrit à cette époque un article publié en 1973 dans lequel j’ai étudié Mucha et Kupka, peintres de l’histoire des Tchèques et des Slovaques. C’était donc quelque chose de très très ancien. »
Comment voyez-vous, en tant qu’historien, les aspects historiques de l’Epopée slave d’Alfons Mucha. Quel est votre avis sur le choix des thèmes et des événements qu’Alfons Mucha considérait comme cruciaux dans l’histoire des peuples slaves et qu’il a représentés dans ses tableaux ?
« J’utilise pour la première fois les archives personnelles d’Alfons Mucha. C’est son petit-fils John Mucha qui a mis ces documents à ma disposition. Il m’a envoyé les photocopies de tous les documents des archives d’Alfons Mucha dans lesquels il parle lui-même de l’Epopée. C’est donc quelque chose de tout à fait neuf puisque les historiens tchèques que je connais, comme Karel Srp par exemple et avec qui j’ai eu des relations amicales dans le passé, ne disposaient pas de ces documents. J’ai donc vu comment Mucha travaillait de l’intérieur et j’ai trouvé en même temps les lettres qu’il écrivait sur l’Epopée slave, des lettres à Charles Crane, cet Américain qui a payé pour la réalisation de l’Epopée. Il envoyait à Crane des lettres dans lesquelles il lui donnait des renseignement extrêmement précis sur les tableaux qu’il peignait et sur sa vie de recherche à travers l’Europe car il se déplaçait à travers l’Europe pour chercher des documents qui lui étaient indispensables. »Les critiques ont reproché à Mucha son conservatisme artistique et une interprétation disons trop personnelle des événements historiques qui forment son Epopée slave…
« Je suis en total désaccord avec cette idée. Je voudrais rappeler que quand la revue Nové směry (Nouvelles tendances) en 1913 a critiqué l’Epopée slave, les gens ayant écrit cela n’avaient jamais vu un tableau de l’Epopée. Ces gens disent : ‘Ce sont de mauvais tableaux’ mais ils n’en ont pas vu un seul. Tout cela a été une intrigue menée par les gens autour de Nové směry. Et que reprochaient-ils à Mucha ? Ils lui reprochaient tout simplement d’être un homme célèbre. Alors qu’eux n’étaient pas connus en dehors de l’Etat dans lequel ils vivaient, lui était une personnalité au rayonnement mondial. Il a fait cadeau à la ville de Prague de vingt tableaux qui avaient une immense valeur marchande, et il réclamait simplement en échange qu’on construise un bâtiment pour abriter ces toiles et les exposer à Prague ce qui n’a pas été réalisé par la faute de la ville de Prague qui n’a pas tenu ses engagements. Je suis tout à fait persuadé que les tableaux de Mucha sont extraordinairement modernes. Et je vous dirais que je suis sur ce point suivi par d’autres spécialistes. Il faut dire que Mucha est un homme qui a été parfaitement moderne dans la mesure où il a constamment utilisé la photographie et qu’il a aussi été très proche du cinéma. Quand vous voyez l’Epopée slave vous vous rendez compte que certains tableaux sont fondés sur la notion de contre-plongée et de plongée qui sont des notions du cinéma de son époque. Il n’est donc pas coupé du monde moderne. Il a été jusqu’au bout quelqu’un qui représentait le progrès et ses personnages sont tout à fait conformes à la vision du monde moderne que l’on peut voir dans le cinéma de son époque. »Suivez-vous un peu la discussion actuelle sur l’Epopée slave, la recherche de l’endroit où elle pourrait être définitivement installée, la polémique entre la municipalité de Prague et la ville de Moravský Krumlov qui désire exposer l’Epopée dans son château, etc. ?
« Ecoutez, moi personnellement, j’ai connu l’Epopée slave à Moravský Krumlov et je peux dire que c’était indigne de le laisser dans un petit château isolé des routes touristiques et où l’on pouvait difficilement entrer parce que quand vous aviez vingt personnes dans une salle en bas, et vingt personnes en haut, on ne pouvait pas allez au delà. Il n’y avait pas suffisamment de place. Et puis ces peintures n’étaient pas entretenues et c’était donc catastrophique. La seule chose qu’ils ont réalisée a été de sauver quand même ces toiles. Mais c’est quelque chose qui doit s’arrêter. Je pense qu’il faut absolument construire un musée Mucha à Prague. Mais là il y a des contraintes financières. Je sais qu’il y a eu un premier projet qui devait être réalisé et qui devait coûter quelque chose comme 300 millions de couronnes. Il est évident qu’on est à un mauvais moment où les fonds pour la culture ne sont plus en mesure d’être augmentés d’une manière considérable. Donc je crains qu’il y ait des difficultés de ce côté. Et je sais que John Mucha avait fait une présentation du projet d’une société privée qu’il connaît et qui serait en mesure de réaliser ces travaux, société qui demande en échange qu’on lui garantisse ensuite des avantages financiers pendant une période de vingt ou de trente ans pour qu’on puisse compenser les énormes investissements qui seraient réalisés. »