Prague, ville des avant-gardes européennes
Bernard Michel, professeur émérite de l’Université Paris 1, est un des meilleurs connaisseurs de l’histoire tchèque en France. Cet historien d’Europe centrale est spécialiste d’histoire autrichienne, tchèque et tchécoslovaque et auteur de toute une série d’ouvrages sur Prague et les pays de langue tchèque. Radio Prague s’est entretenu avec lui sur son livre « Prague, Belle époque », ouvrage qui évoque le foisonnement culturel et intellectuel dans la capitale tchèque au tournant du XXe siècle. Le livre a été traduit en tchèque et est sorti en 2010 aux éditions Arco. Voici la première partie de cet entretien.
« Je sais qu’il y a un véritable miracle culturel à ce moment-là, miracle qui a commencé alors que la République tchécoslovaque n’existait pas encore puisqu’elle n’est née qu’après 1918. Il y avait déjà à ce moment-là une présence de la France extrêmement importante puisque l’un des tournants à la fin du XIXe siècle a été l’installation d’un consulat français à Prague qui a été occupé un moment par Paul Claudel. Il avait lui-même des liens très étroits avec ces milieux culturels. Je voudrais qu’on appelle mon livre ‘La Prague de Kafka’ parce que la période que j’étudie correspond au moment où Kafka était un jeune homme, où il était étudiant. Puis après il se forme et devient une personnalité remarquable qui est avant tout un écrivain. Ce que je voulais, c’était montrer cette continuité à travers la guerre. Vous voyez, la guerre n’a pas été vraiment un élément de coupure dans la culture et cette continuité apparaît après 1918 mais cette fois avec évidemment une présence plus nette de la France puisque c’est le moment où la France intervient à tous les niveaux. »
Quels ont été donc les principaux courants artistiques et spirituels qui se sont imposés à Prague pendant la Belle époque ?
« C’est difficile à dire puisque Kafka n’a pas été reconnu immédiatement. Donc je vous dirais que c’est lui, la personnalité la plus importante, mais il y avait aussi l’activité remarquable des Tchèques et j’ai eu beaucoup de plaisir à lire tous ces grands écrivains qui me semblaient très remarquables. Donc il y a eu toute cette culture qui a été, me semble-t-il, quelque chose de tout-à-fait neuf mais le poids de la culture dans les traditions tchèques, c’est antérieur. Cela s’est renforcé à la fin du XIXe siècle et s’est poursuivi pendant toute la période du président Masaryk. »
Dans votre livre « Prague, Belle époque » vous cherchez a démentir aussi les idées souvent répétées sur la coexistence ou plutôt la rivalité de diverses communautés ethniques à Prague, entre Tchèques et Allemands…
« Exactement, cette communauté des Allemands et des Tchèques, c’est quelque chose auquel je tiens beaucoup parce que l’idée que les écrivains ou les artistes allemands étaient hostiles aux Tchèques est absolument fausse. Quand je prend le cas de Max Brod, il y a des contacts extrêmement étroits avec les Tchèques, n’est-ce pas ? Et quant à Kafka, je montre - je crois d’une manière extrêmement convaincante - que Kafka vient d’une famille juive tchèque. Et pas d’une famille juive allemande, comme on le croit. Il a fait ses études en langue allemande mais toute sa famille, son père, sa mère, ses sœurs, se déclaraient de langue tchèque, ce que l’on ne sait pas en général mais que j’ai découvert très tôt dans les archives de la ville de Prague. »La situation a donc été selon vous beaucoup moins conflictuelle qu’on ne pense ?
« Bien sûr, il n’y avait rien de véritablement conflictuel. C’étaient au contraire des liens extrêmement étroits. Quand on prend Franz Werfel, par exemple, nous constatons que Werfel a toujours été quelqu’un qui avait des liens avec la culture tchèque. C’était quelque chose qu’on n’avait même pas besoin de commenter parce que c’était une évidence que les deux communautés se reconnaissaient et se connaissaient. Et il y avait en même temps tous ces Tchèques qui avaient des parents allemands et tous ces Allemands qui avaient des parents tchèques. Vous voyez, c’était quelque chose qui s’était fait spontanément sans que personne ne se soit demandé s’il était nécessaire d’aller dans ce sens ou dans un autre. C’était quelque chose qui se faisait tout seul. »Les rivalités existaient pourtant, et vous le mentionnez dans votre livre, par exemple entre des étudiants tchèques et allemands ou entre des théâtres tchèques et allemands …
« Les théâtres tchèques et allemands, eux aussi, coexistaient très bien. Alors ce qu’il y a eu, c’est le petit nombre d’étudiants allemands mais qui ne venaient pas de Prague. C’étaient les gens qui venaient par exemple de la Silésie ou du Nord de la Moravie et qui avaient peut-être d’autres habitudes de confrontation dans les villages, mais cela représentait une minorité parmi les étudiants allemands. D’ailleurs ces étudiants qui se sentaient mal, avaient souvent de médiocres relations avec d’autres étudiants allemands qui, eux, avaient passé leur début de vie à Prague. »
Dans quelle mesure la situation a changé après la fin de la Première Guerre mondiale, la fin de l’Autriche-Hongrie et la naissance de la Tchécoslovaquie indépendante ?
« J’ai toujours été partisan de la continuité. Vous savez, il y a eu beaucoup plus de continuité que on ne peut imaginer. Il n’y a pas eu une véritable rupture après 1918, même politiquement. Vous savez en tant qu’historien, je vois parfaitement que la République tchèque a repris en même temps la plupart des lois de l’époque autrichienne. C’était tout simplement la constitution qui a été modifiée un peu sur le modèle de la constitution française pour donner des pouvoirs d’ailleurs assez limités au président de la République. Donc, je crois que la continuité est quand même quelque chose qu’on doit retenir. Tous les écrivains qui ont joué un rôle dans l’entre-deux-guerres c’était les gens qui avaient commencé à publier juste avant la guerre de 1914. Donc, je ne crois pas qu’il y a eu une révolution mais je crois que la présence française par l’intermédiaire de l’Institut français a permis aux Tchèques de vivre véritablement dans une culture française. J’ajoute qu’il y avait aussi l’Alliance française qui s’est développée à ce moment-là d’une manière incroyable et qui faisait que dans la moindre petite ville vous aviez des gens qui avaient une connaissance du français extrêmement remarquable. J’ai encore vu cela, lorsque je suis venu pour la première fois en Tchécoslovaquie en 1957. On rencontrait quelques fois dans les trains de vieux messieurs qui vous parlaient parfaitement en français en vous disant : ‘Moi, j’étais à l’Alliance française de telle ou telle petite ville et j’ai appris à parler parfaitement et à connaître la culture française.’ »(Nous vous présenterons la seconde partie de cet entretien samedi 13 avril.)