Bertrand Bonello : « Ce qui m’intéresse dans les mondes marginaux, c’est qu’ils essayent toujours de reproduire un monde avec ses propres règles »
L’Apollonide, souvenir de la Maison close était présenté le 30 novembre dernier en clôture du festival du film français. Son réalisateur, Bertrand Bonello était là pour le présenter avant sa sortie en salles le 1er décembre. Il est revenu sur la genèse de son film.
Quand vous dites avoir fait des recherches, comment avez-vous procédé pour le côté historique ? Quand on voit le film, il y a tout cet aspect du quotidien qui y est décrit, toutes ces choses qu’elles doivent faire, auxquelles on ne penserait pas… La toilette par exemple, qui est évidemment différente de celle du commun des mortels…
« Ce qui m’intéressait le plus, c’était les détails. Cela fait toujours peur quand on se lance dans une reconstitution. Je me suis dit que la manière de m’en sortir serait de m’attacher aux détails. Je suis tombé sur quelques bouquins de journalistes qui m’ont aidé. On sait par exemple ce que les femmes faisaient entre huit heures le soir et trois-quatre heures du matin, car il y a des témoignages masculins, des peintres, des écrivains qui étaient là, qui y passaient du temps avant de rentrer chez eux, peignaient leurs livres. La maison close fait presque partie de notre inconscient collectif… Mais ce qui se passe entre trois heures du matin et vingt heures, quand ces femmes sont seules, on le sait moins : je me suis vraiment attaché à savoir à quelle heure elles se lèvent, comment elles se coiffent, comment elles se parlent etc. L’ennui, l’attente. Il faut savoir que ces femmes n’avaient pas le droit de sortir, la prostitution était autorisée à l’intérieur de ces maisons, dehors c’était du racolage. Ce lieu hallucinant de beauté devient aussi une prison. J’avais envie de traiter ce côté prison, attente… Il y a une séquence dans le film où un médecin vient : ça, c’est historique, une fois par mois le médecin venait pour voir si elles étaient malades ou enceintes. Tout cela, c’est ce que j’appelle la chronique… Je me suis donc procuré des livres, mais aussi j’ai consulté des archives de police, des lettres, des journaux intimes. »Quand on parle d’enfermement, de maison close, on pense au huis clos. Il y a un aspect théâtral dans le film… Est-il volontaire ?
« De toutes façons, il était induit par le sujet. Par décret préfectoral, les volets des maisons closes devaient être fermés, les rideaux aussi. Je savais qu’on allait se retrouver dans un univers complètement clos, comme dans une boîte. Du théâtre je voulais éviter le côté huis clos sur une scène. En revanche, ce qui m’intéressait du théâtre, c’est qu’il y a la scène et la coulisse, tant au théâtre que dans une maison close. »Et puis il y a une géographie spécifique de la maison close : entre les pièces où l’on reçoit, les pièces où l’on s’isole avec les clients et les pièces de vie des femmes…
« Il y a un gros travail qui a été fait autour de la circulation… Sachant qu’on est dans un milieu étouffant, il fallait que ça circule. Il y a donc une circulation géographique et mentale dans le film. Cela circule plutôt de haut en bas, en bas ce sont les salles d’apparat, en haut, les chambres pour les clients et plus on monte plus on va vers le monde des femmes, mais aussi la dureté et la pauvreté. Même en termes de lumière, il y a un travail : en bas, on a l’électricité, mais en haut on a encore la bougie. 1900 correspond plus ou moins à la mise en place de l’électricité à Paris. »
1900, c’est le tournant du siècle. On associe cette date à beaucoup d’idées, au « mal de fin de siècle ». 1900, c’est aussi la fin d’un monde, on se rapproche de la première guerre mondiale, même si les personnes ne le savent encore… C’est ce qui vous intéressait, de décrire la fin d’une certaine forme de civilisation…« Le déclin, la fin… oui, la fin des choses, c’est toujours quelque chose qui m’a touché. 1900, on le voit à Paris, c’est l’arrivée de l’électricité, du téléphone, du métro… Il y a une forme de modernité qui se met en place. La fin du XIXe siècle vit dans l’idée que le prochain siècle sera formidable, sans guerres et sans maladies. L’histoire montrera que ce sera le siècle le plus sauvage de l’humanité. Il y a quand même une forme de crépuscule à ce moment-là. Vous parliez de la première guerre mondiale : on ne la voit pas encore arriver, mais on peut la sentir. J’ai beaucoup hésité sur la date, puisqu’historiquement, les maisons closes ferment en 1946. J’avais pensé situer le film en 1946, traiter la fermeture des maisons closes… mais l’après-guerre ne m’intéressait pas et je voulais me concentrer sur une maison en particulier. J’ai donc choisi 1900 pour toutes ce raisons. En 1905-1906, le statut des maisons avait changé, on pouvait pressentir une Europe en train de bouger. 1900 me semblait plus intéressant, et esthétiquement plus fort. »
L’Apollonide est une maison qui a existé réellement ?
« En tant que telle, on peut dire que c’est un mélange de trois, quatre maisons. Le nom Apollonide, c’est le nom de la maison de mon enfance… qui n’était pas un bordel, même si elle était assez vivante. Je voulais une maison spécifique, la nommer, j’ai donc pris le nom qui était le plus affectif. Ceci dit, quand on réfléchit au nom : Apollon… Dionysos… ça aurait pu être le nom d’une maison close. »Le sexe est très présent dans vos films. Est-ce que la sexualité cristallise quelque chose de particulier de l’humain pour que vous ayez envie de décrire des personnages à travers leur sexualité ?
« Mais le sexe n’est pas si présent en fait. On en a l’impression, mais si on réfléchit, il n’y a pas tant de scènes que cela. Je pense que je m’intéresse plus à des mondes un peu marginaux, or il se trouve que le sexe n’en est jamais très loin. Ce qui m’intéresse dans ces mondes marginaux, c’est qu’ils essayent toujours de reproduire un monde à l’intérieur, avec ses propres règles, ses propres utopies. Là, c’est une maison close, avant j’ai parlé d’une secte. C’est vrai qu’on est très vite confronté au corps, à la sexualité… Surtout au corps… Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont le corps interagit avec l’esprit, comment il peut l’affecter. Ici il y a un personnage qui subit une défiguration… c’est aussi cela le corps, ce n’est pas que la sexualité. »
Quels principes vous ont guidés pendant le tournage ? Est-ce que vous vous êtes fixé des règles ?
« A un moment on a tellement de possibilités ou si peu de possibilités, qu’on essaye de se donner une direction et de s’y tenir. Sur ce film, on s’était dit qu’on mettrait toujours les femmes au centre du cadre et qu’on ne filmerait pas les hommes. Comment filmer tant de gens dans un salon ? Je me suis dit qu’on allait respecter un point de vue féminin. On ne filmera que les femmes, et les hommes on verra ce qu’on verra… une épaule, un bras… »Justement, quel est le rôle des hommes dans ce film ? Ils sont présents, certes, mais ils n’ont pas un rôle de premier plan, en même temps c’est par eux que la maison close fonctionne…
« Ce n’est pas du tout un film contre eux. A un moment donné, il faut choisir quel est son sujet. Moi, je l’ai choisi. Avec ce principe de mise en scène, je me suis rendu compte que ça leur donnait un rôle fantomatique : ils rôdent, ils sont là, on ne les incarne pas trop. En même temps, on a besoin de leur regard. On est dans une maison très chic, qui invite plutôt des habitués. Il y a un lien social qui est important, ils ont un rapport plutôt courtois avec les femmes, certains ont une relation suivie avec certaines filles. C’est aussi tout cela qui m’intéressait : de montrer comment la maison close est aussi un lieu social. »Quel est le rôle de la musique dans vos films ? Dans celui-ci, vous utilisez des musiques anachroniques…
« J’essaye toujours de m’occuper de la musique le plus tôt possible, au moment de l’écriture du scénario – que ce soit la musique originale, que j’ai la chance de pouvoir composer, ou les musiques existantes. Pour moi la musique est là pour raconter quelque chose et non pas pour illustrer quelque chose. En l’ayant au moment du scénario, elle s’inscrit vraiment dans le récit. Les musiques dont vous parlez sont des musiques des années 1960, de la soul : j’en écoutais en écrivant et un lien affectif s’est tissé entre ce groupe de femmes et cette musique. Je peux l’expliquer : dans les deux cas, il y a un lien avec l’esclavagisme. Dans les deux cas, il y a cri déchirant, émotionnel. L’idée n’était pas de faire de l’anachronisme pour rompre, mais plutôt d’aller chercher des choses qui me touchent, de les rassembler, et de créer une troisième chose qui n’appartiendrait qu’à ce film. »