« Bohéma » : les stars du cinéma tchèque sous le Protectorat
Le roi des comiques tchèques Vlasta Burian. Le grand romantique et séducteur Oldřich Nový. Enfin, une des figures les plus marquantes du théâtre et du cinéma tchèques du XXe siècle, l’inoubliable Cyrano pragois Zdeněk Štěpánek. Trois des acteurs les plus adulés de l’entre-deux-guerres sont au cœur d’une nouvelle série diffusée chaque dimanche par la Télévision tchèque. Intitulée « Bohéma », la série retrace l’histoire des ateliers de cinéma de Barrandov à Prague sous l’occupation nazie et au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, à l’époque de la prise du pouvoir par les communistes dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Un chapitre particulièrement dramatique pour toute la société, y compris le monde du cinéma, confronté à l’éternelle question de la liberté d’un artiste face à un régime totalitaire. Pour parler de ce petit Hollywood européen qu’étaient à l’époque les studios de Barrandov, Radio Prague a invité au micro la scénariste de la série et critique de cinéma Tereza Brdečková.
Comparer les studios de Barrandov des années 1930 à Hollywood n’est pas exagéré. La scénariste Tereza Brdečková explique pourquoi :
« Le plan de Goebbels et des nazis était de créer un système hollywoodien dans l’Europe occupée, c’est-à-dire d’unifier au fur et à mesure les studios allemands, donc UFA à Berlin et les studios de Munich, avec les studios français de Paris et de Nice, ainsi qu’avec les studios pragois de Barrandov. Très modernes et construits à l’américaine, les studios Barrandov avaient déjà été loués par des Allemands avant la guerre. »« Quand les nazis ont occupé Prague, ils n’avaient pas l’intention de semer la terreur comme en Pologne par exemple. Prague était une sorte de ‘zone protégée’, même pour les Allemands, étant donné que les Tchèques étaient germanophones et connaissaient bien l’esprit allemand. Beaucoup de monde pensait que l’occupation allemande n’était finalement pas une tragédie, car les Allemands avaient toujours été là et ils étaient un peuple civilisé. Finalement, les Allemands ont forcé Miloš Havel à leur vendre les studios. En revanche, ils ont protégé sa société de production Lucernafilm de façon à ce qu’il puisse tourner, grâce aux généreuses subventions de l’Etat, quinze films tchèques par an, un nombre qui a ensuite été réduit à neuf, puis à trois. »
Ainsi, quelque 114 films tchèques voient le jour à Barrandov, des films tournés en tchèque, par des cinéastes et avec des acteurs du pays bien connus du public. La majorité de ces films étaient des comédies et romances, parmi lesquels « Kristián » ou encore « Přednosta stanice » (Chef de gare ) avec les chouchous du public qu’étaient Oldřich Nový, Adina Mandlová et Vlasta Burian dans les rôles principaux. Dans l’hebdomadaire Respekt, on peut lire à ce propos : « Les films tournés sous le Protectorat devaient servir à convaincre les Tchèques que même en temps de guerre, les choses n’avaient pas ou peu changé. Le front était loin et on s’amusait au cinéma. On pouvait travailler tranquillement. D’ailleurs, les communistes ont adopté la même stratégie après 1948. »« En Italie, on parle dans ce contexte de ‘films du téléphone blanc’. Ils se déroulaient toujours dans un milieu luxueux où les héros, vêtus de costumes fantastiques, s’appelaient depuis des téléphones blancs qui symbolisaient le luxe. C’était la même chose dans les films tournés à Prague. Les nazis ont copié le modèle hollywoodien : ils voulaient distraire les gens plutôt que de les lasser avec leur politique. Par exemple, les films nazis proprement dits n’étaient projetés que dans deux ou trois salles, fréquentées par les Allemands de Prague qui n’étaient pas nombreux. Bien évidemment, l’ambiance dans le Protectorat n’était pas joyeuse, les lois de Nuremberg y étaient appliquées, les démocrates étaient poursuivis et arrêtés, beaucoup de gens étaient menacés. Néanmoins, les persécutions massives et la vraie terreur n’ont commencé qu’après l’attentat contre Reinhard Heydrich à l’été et à l’automne 1942. »
Acteur ô combien charismatique, tel un Jean Gabin tchèque, Zdeněk Štěpánek a joué, sur les planches, tous les rôles du répertoire classique. La série « Bohéma » évoque plusieurs moments cruciaux de sa carrière, dont celui où cet ancien légionnaire tchécoslovaque durant la Première Guerre mondiale a été contrait, par les autorités, d’annoncer aux Tchèques la capitulation du gouvernement suite aux Accords de Munich. Tereza Brdečková :
« On lui a expliqué : il faut que vous lisiez cela, car si c’est le président qui l’annonce au peuple, cela se terminera par une révolution. Tandis que vous, les gens vous font confiance, et nous éviterons ainsi des victimes humaines. Bon gré mal gré, il a lu cette déclaration, ici à la Radio tchèque, et il a eu ensuite mauvaise conscience toute sa vie. La situation s’est reproduite après l’assassinat d’Heydrich. Zdeněk Štěpánek, toujours lui, a plus ou moins été forcé, par la direction du Théâtre national, à lire la déclaration selon laquelle les acteurs étaient d’accord avec la politique de Berlin. On lui a suggéré qu’il était responsable de ses collègues, que s’il refusait de lire cette déclaration, le Théâtre national fermerait. Dans notre série, nous montrons aussi une situation tragicomique qui s’est vraiment passée : un jour, en rentrant du théâtre, Zdeněk Štěpánek, qui en même temps s’engageait dans la résistance, découvre sa femme au lit avec un autre homme, un collègue de la résistance que Štěpánek est chargé de protéger. L’acteur le jette dans la rue et cet homme est ensuite arrêté et condamné à mort. Je crois qu’on ne peut pas vivre ce genre de situations dans une époque ordinaire. Mais pendant la guerre, tout est possible. Dans notre série, nous présentons des personnalités qui ont une responsabilité morale envers elles-mêmes, mais aussi envers les autres. Dans des cas pareils, il est difficile de se décider. J’aime parler de ce sujet-là, parce que je représente une génération à laquelle on expliquait tout le temps ce qu’il fallait penser et dire. Or, je crois que les situations ne se répètent pas et qu’il faut se questionner tout le temps. »Avec le charmant Oldřich Nový, autre héros de la série « Bohéma », nous passons à la comédie musicale, un genre qu’il a rendu célèbre dans son propre théâtre pragois comme au cinéma.
« Le parcours d'Oldřich Nový prouve une fois de plus ce qui est bien connu : il ne faut pas avoir peur dans la vie. Sa carrière a été interrompue par les nazis en 1943 à cause de l'origine juive de sa femme. En tant qu'acteur, il s'inspirait de Charles Trenet, de Maurice Chevalier – c'est sans doute sa femme, issue d'une famille riche et cultivée, qui lui a fait découvrir leur art. Nový a apporté aux Pragois un nouvel esprit, une culture à la fois accessible au grand public et dotée d'un charme français. Paradoxalement, dans ce couple, c'est lui, un aryen, qui a été déporté le premier. Peu après, sa femme a elle aussi été déportée à Terezín. Nous savons que même pendant les déportations, Oldřich Nový a apporté son aide aux gens comme il le pouvait. Mais... Après la guerre, lui et sa femme voulaient surtout être tranquilles. Oldřich Nový a alors accepté de jouer dans des films communistes. C'étaient des rôles comme les autres, mais cela a quand même constitué un tournant dans sa carrière. »Amateur de football, de tennis et de voitures rapides, Vlasta Burian, doté d’un tempérament comique exceptionnel, se range parmi les acteurs tchèques les plus populaires de tous les temps.
« Vlasta Burian était un génie comique au même titre que Laurel et Hardy ou Chaplin. Dans l'entre-deux-guerres, il s'est fait connaître d'un large public non seulement en Tchécoslovaquie, mais aussi en Allemagne, où il tournait pour UFA. Croyez-moi ou non, quand les Allemands sont arrivés à Prague, une des premières personnalités de la vie culturelle à laquelle ils ont rendu visite a été Vlasta Burian. Ils sont arrivés à sa villa avec une bouteille de cognac et des fleurs, tout contents de pouvoir se prendre en photo avec lui. Vlasta Burian, lui, était comme un enfant. Il avait son propre théâtre à Prague, un grand théâtre où il tenait l'affiche des comédies tous les soirs. Maître de l'improvisation, il pouvait se permettre de se moquer des nazis, il pouvait aussi employer dans son théâtre des juifs et des communistes. Tout lui était permis. D'un côté, Vlasta Burian était quelqu'un de très courageux. Mais en même temps, il ne se rendait absolument pas compte de ce qui se passait en réalité. »
« A la Radio tchèque, nous avons commencé à diffuser une série de sketchs ciblés sur le gouvernement tchécoslovaque à Londres. Ces sketchs antisémites ont été diffusés après le début des déportations, donc c'était vraiment quelque chose d'assez horrible. Vlasta Burian a été invité à interpréter un de ces sketchs. Il a accepté pour protéger son théâtre, les gens qui y travaillaient, sa femme aussi. Après la guerre, il a été condamné pour cela et emprisonné pendant plusieurs mois, puis libéré. Un deuxième procès contre lui a ensuite été préparé par les communistes. Car Vlasta Burian était aussi et surtout un capitaliste : il possédait un théâtre, un club de football - bref, il était riche. En condamnant Burian, on voulait punir tous ceux qui jouissaient d'une certaine liberté économique dans le monde du show-business. A l'issue de ce second procès, Vlasta Burian a été interdit de jouer au théâtre et au cinéma et condamné à payer une énorme amende. Il travaillait alors dans la cuisine d'un hôtel et jouait dans des spectacles de cabaret médiocres. Cela a duré longtemps avant qu'il ne puisse revenir devant la caméra. »Tout comme ses nombreux collègues, Vlasta Burian est tombé, au lendemain de la Libération, de son piédestal de vedette du show-business pour devenir un ennemi public. Justice ne lui a été rendue qu’après la révolution de velours, survenue presque trente ans après sa mort. Les péripéties de sa vie nous renvoient à la question principale posée par la télésérie « Bohéma », à la question que les médias viennent de reposer à l’occasion du 30e anniversaire de la Charte 77 et du mouvement de l’Anticharte, rejoint, là encore, par des centaines d’artistes, acteurs, cinéastes, écrivains tchécoslovaques. Comment faire un choix moral dans des circonstances où la morale n’existe plus ? Tereza Brdečková :
« Tout d’abord, il est étonnant que ce sujet n’ait jamais inspiré les cinéastes français, car nous partageons, en quelque sorte, ce triste passé. Il existe des acteurs français qui ont joué dans des films pendant la guerre, qui ont ensuite été dénoncés, poursuivis, ils ont eu des problèmes… Je pense à Arletty ou à Charles Trenet. Il y avait en France cette même ambiance pesante que l’on a connue en Tchécoslovaquie. Ou sont donc les limites ? Lorsque je réfléchis sur l’histoire du XXe siècle, je me dis qu’il faut vivre. Même si la réalité est terrible, si vous ne pouvez pas la changer, il faut vivre votre vie quotidienne. Il faut s’engager, bien évidemment, mais il faut aussi connaître ses limites. Personnellement, je pense que la trahison commence à partir du moment où vous avez de mauvaises intentions. »Tournée par le réalisateur Robert Sedláček d’après le scénario de Tereza Brdečková, la série « Bohéma » est diffusée jusqu’au 19 février prochain par la TV tchèque. Dans le casting, on trouve Vladimír Javorský, Michal Dlouhý, Saša Rašilov, Jaroslav Plesl ou encore l’actrice hongroise Judit Bardos.