Bohumil Hrabal face à l’ouragan de novembre

Bohumil Hrabal

En 1991, Bohumil Hrabal publie un livre insolite. En tchèque, le livre s'appelle « L'ouragan de novembre » et c'est un roman-reportage que l'auteur adresse à son amie américaine April Clifford - qu'il a tchéquisée et rebaptisée Doubenka. Dans ces « Lettres à Doubenka », Hrabal fait le récit de deux événements majeurs de sa vieillesse : la révolution et la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie, en 1989, et son voyage aux Etats-Unis. Plus que jamais, il se laisse entraîner par la force des choses. Les lettres, qui devaient relater une tournée de conférences, dans les universités des Etats-Unis, sont interrompues, de plus en plus souvent, par les interventions d'une actualité plus proche, brûlante.

Hrabal, qui a voulu faire le récit de son séjour américain, une fois rentré en Tchécoslovaquie, dans le calme de sa maison de campagne, se voit tout à coup dépassé par les événements. La révolution gronde dans son pays, les étudiants qui manifestent le 17 novembre 1989 dans les rues de Prague, sont agressés par la police, le sang coule, le peuple qui semblait dormir, se réveille...

« Mais que s'est-il passé, dans cette ville, au cours de ces deux derniers jours ? se demande Bohumil Hrabal. Je crois que c'était les forces de la police et les milices qui se sont ingérées brutalement dans les affaires des jeunes, de ces jeunes qui avaient créé le mythe de leur saint. Je crois que c'était les forces de l'ordre qui se sont usurpé le droit de sortir des limites de légitime défense, contre les gens qui n'avaient ni arme, ni pierre, ni bâton, qui n'avaient que les paroles et le sifflet formé de deux doigts, qui avaient avec eux un bébé dans sa poussette - et ils ne l'ont même pas posé, dans un sillon, ce qu'on avait fait à Ulysse dont le fils avait été posé par les puissants, dans un sillon, lorsque son père avait labouré la terre, car ainsi on l'avait oublié, et il n'était pas obligé de prendre part à la guerre de Troie...

Mais que faire? Les yeux se purifieront par les larmes, un bain d'oeil est plus efficace que le gaz lacrymogène, les vêtements sécheront ou on en achètera de nouveaux, les jeunes interpellés seront relâchés à la fin, et la vie reprendra son chemin. Mais, est-ce vrai, monsieur Hrabal, reprendra-t-elle vraiment son chemin? Pas du tout, ces jeunes gens, qui ont participé à tout cela en réalité ou en esprit, ont montré un certain engagement, un certain acte de solidarité, une approbation du Bien qui doit être payable à l'échéance... »

Dans les lettres adressées à April-Doubenka, la réalité révolutionnaire tchèque et les impressions américaines s'interpénètrent, s'enlacent, se juxtaposent. Et bien sûr, comme Hrabal est un vieil homme, qui a beaucoup vécu, qui a été témoin et acteur de nombreux événements historiques, il n'oublie pas de puiser, dans la réserve de ses souvenirs, qui semble inépuisable. En parlant de la manifestation du 17 novembre 1989, il évoque, aussi, le cortège qui avait suivi, sur le même trajet, le cercueil de Jan Opletal, étudiant tué par les Allemands, à Prague, en 1939. Lors d'une soirée chez Meda Mladkova, collectionneuse d'art à Washington, il parle de Vaclav Havel, dans la taverne au Petit Cheval Blanc, à New York, il invoque les saints de son autel intérieur - des poètes et des romanciers dont Dylan Thomas et Jack Kerouac, il parle d'un rendez-vous manqué avec un autre grand de la littérature américaine, Philip Roth, et de sa rencontre avec Susan Sontag qui l'a désarmé par ses larges connaissances de littérature et des réalités centre-européennes.

Hrabal jette sur les Etats-Unis, qu'il s'obstine à appeler les Etats-Bénis, un regard original, ébloui, avide et reconnaissant. Ce regard est rarement critique, mais toujours étonné par les surprises que lui présente la vie. Dans les Lettres à Doubenka, Hrabal ne cesse d'être lui-même, l'homme ivre de vie et de bière, mais aussi l'homme qui s'interroge, inlassablement, jusqu'au fond de son angoisse, sur la condition humaine qu'il illustre avec une richesse infinie de détails, d'histoires anecdotiques et de réflexions. L'angoisse métaphysique se marie avec la peur beaucoup plus directe et compréhensible, celle du régime communiste. Dans sa description du monde, description qui ne manque jamais de sympathie et de compassion, il n'oublie pas, non plus, les amis de son coeur, les animaux, les chats et les pigeons. Et tout cela se joue, sur le fond du panorama des Etats-Unis, qui brillent de mille feux et éblouissent les yeux éternellement naïfs de ce vieil enfant qu'est Bohumil Hrabal. Il écrit à son amie américaine :

« Chère Doubenka, me voilà donc à New York. Moi, qui suis, aujourd'hui, fils de Manhattan, moi Bohumil Hrabal, cosmos de Liben, je suis ici pour rendre hommage à Walt Whitman, l'homme qui a fini ses jours en fauteuil roulant et encore trouvé le moyen d'apprendre l'écriture de la poésie au jeune homme qui le promenait, dans ce royal et poétique fauteuil. (…) A présent me voici à New York, je me suis déjà propulsé au Bowery et, aussitôt, j'ai poussé un peu plus loin, vers la grande avenue où se trouvent les banques des banques, fantastique cette ville, ici on dit aux enfants que s'ils ne travaillent pas bien en classe, ils finiront comme ces ivrognes qui meurent dans la rue... et à quelques pas de là, s'entasse le capital des Etats-Bénis...(…) ... qu'ils sont beaux, ces gratte-ciel, saisissants dans leur groupement picaresque, là où commençait le brouillard, les fenêtres des bureaux étaient déjà allumées, quelle splendeur ces lumières presque à hauteur du ciel ! (...) »

Bien qu'on puisse dire, donc, que Hrabal, pendant son voyage aux Etats-Unis, ne sort pas d'une espèce d'enchantement, qu'il est envoûté par le miracle américain, il reste toujours lui-même, homme qui garde une certaine lucidité, même au moment de l'ivresse, et qui est trop honnête pour taire ses déceptions :

« Et voici le jour de mon anniversaire, arrivée de Palestine, Hanka, cette juive qui, après ma conférence, à Columbia University, offre de m'inviter pour mon anniversaire, dans une poissonnerie de luxe, tout à côté du Quai 17, là d'où partent les bateaux d'excursion qui font le tour de Manhattan. (…) … il faut aller là où elle dit, nous serons surpris... surpris en effet, Doubenka, il y a à manger, mais ce restaurant n'a pas de licence pour servir de la bière...et Hanka apporte de la bière Sapporo en bouteilles blanches, comme lait, mais il y a pire encore, cette bière est tiède ...ainsi me voilà en train de fêter mon chiffre rond avec de la bière tiède et éventée... nous mangeons, à la carte, tout ce que peut offrir un restaurant de première catégorie, mais à quoi ça peut m'avancer…(…) Pour une surprise, Doubenka, c'en était une... »