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16) Bohumil Hrabal : Une trop bruyante solitude

Bohumil Hrabal, photo: Hana Hamplová, CC BY-SA 3.0

« Tous les inquisiteurs du monde brûlent vainement les livres : quand ces livres ont consigné quelque chose de valable, on entend encore leur rire silencieux au milieu des flammes, parce qu’un vrai livre renvoie toujours ailleurs, hors de lui-même », dit Hanta, personnage principal du roman Une trop bruyante solitude de Bohumil Hrabal (1914-1997). C’est un roman sur un homme qui a meublé sa solitude par les livres, un homme qui cherche à sauver la culture qu’il est chargé de détruire.      

La proximité entre l'auteur et son héros

« Voilà trente-cinq ans que je travaille dans le vieux papier, et c'est toute ma love-story. Voilà trente-cinq ans que je presse des livres et du vieux papier, trente-cinq ans que, lentement, je m'encrasse de lettres, si bien que je ressemble aux encyclopédies dont pendant tout ce temps j'ai bien comprimé trois tonnes... »

Photo: Pavillons

C'est par ces paroles que Hanta, héros et narrateur du livre Une trop bruyante solitude se présente au lecteur. Dans ce roman Bohumil Hrabal s'inspire d'un chapitre de sa vie mouvementée pendant laquelle il a exercé de nombreux métiers. L'historien de littérature Jiří Pelán, auteur d'un livre sur Hrabal et éditeur de ses textes, explique les origines d'Une trop bruyante solitude et de son personnage principal :

«  Comme on le sait, dans les années 1950, Bohumil Hrabal travaillait dans un centre de collecte de vieux papiers et Hanta était son collègue. Il s’appelait Jindřich Peukert et Hanta était son surnom. C’est la genèse de ce personnage. Mais quand nous lisons Une trop bruyante solitude nous voyons qu’à partir d’un certain moment ce personnage devient une auto-projection de l’auteur et que ce livre est dans une grande mesure autobiographique.  »

Philippe Noiret dans un film 'Une trop bruyante solitude',  photo: Lucernafilm

Les trésors d'un centre de collecte de vieux papiers

Hanta, dont le travail consiste à manipuler une presse hydraulique, est le fossoyeur des livres. C'est lui qui jette au pilon les vieux bouquins dont on ne veut plus mais aussi les livres qui sont condamnés par la censure. Dans le souterrain où est installée sa presse, Hanta devient donc le juge des livres, il fait le tri, il sauve les livres choisis et condamne les autres, il est leur sauveur mais aussi leur bourreau, il est leur collectionneur et leur lecteur passionné. La lecture n'est pas pour cet amoureux des livres qu'une simple activité intellectuelle mais un acte sensuel. Il dit :

« ... lorsque je lis, je ne lis pas vraiment, je ramasse du bec une belle phrase et je la suce comme un bonbon, comme un petit verre de liqueur jusqu'à ce que l'idée se dissolve en moi comme l'alcool ; elle s'infiltre si lentement qu'elle n'imbibe pas seulement mon cerveau et mon cœur, elle pulse cahin-caha jusqu'aux racines de mes veines, jusqu'aux radicelles des capillaires. »

Trois versions d'un même roman

Bohumil Hrabal,  'Une bruyante solitude',  le manuscrit de la version en vers,  source: Musée de la litérature nationale

Plusieurs aspects assurent à Une trop bruyante solitude une place exceptionnelle dans l'ensemble de l’œuvre de Bohumil Hrabal. Il est évident que le thème de ce livre lui tenait beaucoup à cœur mais qu'il n'était pas facile pour lui de trouver une forme littéraire appropriée. Jiří Pelán évoque le processus compliqué de la naissance du roman :

« Hrabal était un grand expérimentateur. Il cherchait toujours des formes d’expression qui seraient idéales pour le contenu qu’il voulait transmettre. Une trop bruyante solitude est donc un document unique sur cette recherche. Il a écrit coup sur coup trois versions du livre dont la première a été écrite en vers libres un peu dans le style d’Apollinaire. Puis, il lui a semblé que le récit serait plus saisissant s’il était raconté en prose et il l’a transcrit en langage familier. Et n’étant pas satisfait non plus, il a pensé que le récit serait plus poignant s’il revêtait une forme plus stricte et il l’a transcrit une fois de plus mais cette fois-ci en langage soutenu.  »

Le sort des livres en tant que reflet de celui d'une civilisation

'Une trop bruyante solitude'

Tandis que les autres vivent avec les gens, Hanta, lui, vit avec les livres. Ils sont pour lui une source intarissable d'idées, de connaissances, de plaisirs et de souffrances. Il les caresse, il s'interroge sur leurs origines, il discute en son for intérieur avec leurs auteurs, il pleure leur triste sort et il les enterre en les écrasant dans sa presse, parce qu'il ne peut pas les sauver tous.

Ce ne sont que des exemplaires privilégiés qu'il emporte dans son appartement croulant déjà sous les tas de livres qui menacent de s'effondrer et de l'écraser sur son lit. Il est conscient du fait que le sort des livres reflète les antagonismes profonds dans la société, l'effondrement de certaines valeurs, le choc entre le passé et le présent. Il vit seul dans un monde qui lui est hostile, seul dans sa cave. Il ne se plaint pas du régime politique en place mais le lecteur sent à chaque page l'atmosphère oppressante de l'époque dans laquelle le livre a été écrit. Jiří Pelán remarque que ce climat pesant distingue Une trop bruyante solitude des autres ouvrages de son auteur :

Photo: Points

« Si dans ses premières proses, le regard que Hrabal jette sur le monde et sur les gens est plein d’étonnement, d'émerveillement et d’enthousiasme, le cas d’Une trop bruyante solitude est tout à fait différent car ici le regard sur le monde provoque un profond désenchantement. Si les héros des premiers livres se rassemblent, Hanta est un solitaire invétéré, si les palabreurs des livres précédents ne cessent de parler et de raconter toujours de nouvelles histoires, Hanta se tait. Tandis que les premières proses sont pleines d’humour et le lecteur rit presque sans cesse, dans l’histoire de Hanta vous ne trouverez pas un seul passage qui vous fasse rire. »

Un rire amer

'Une trop bruyante solitude',  photo: Köln – Index

Un lecteur attentif trouve quand même dans le livre quelques passages et anecdotes drôles et dignes de la fantaisie effrénée du grand palabreur qu'était Bohumil Hrabal mais le rire se fige sur ses lèvres parce que l'humour de ces passages est noir et cruel. Le roman reflète sans doute la vie de son auteur et sa situation lorsqu'il s'est retrouvé, lui aussi, en marge de la société. Jiří Pelán évoque cette sombre période dans la vie de l'écrivain sous l'occupation soviétique de son pays dans les années 1970 :

'Une trop bruyante solitude',  photo: Odeon

« Après 1968, Hrabal a été proscrit et interdit de publication par la politique culturelle officielle et ses œuvres ne pouvaient paraître qu’en samizdat. Si je ne m’abuse Une trop bruyante solitude est sortie cinq fois en samizdat avant de paraître sous la forme d’un livre classique aux éditions Index à Cologne. Ce n’est qu’en 1989, année qui marque un tournant, que le livre peut sortir officiellement et dans un tirage important aux éditions Odeon à Prague.  »

Une solitude meublée de souvenirs et d'ombres de grands hommes

Hanta aime son travail qui lui permet de vivre avec les livres mais il ne peut pas le faire sans boire une énorme quantité de bière.

« J'ai bu tant de bière pendant ces trente-cinq ans qu'on pourrait en remplir une piscine olympique, »

dit-il. Dans les vapeurs de l'alcool, la solitude, l'humiliation et les autres vicissitudes de sa vie deviennent supportables. Faute de relations avec les hommes, Hanta vit avec les souris qui envahissent sa cave et mangent son papier.

'Une trop bruyante solitude',  photo: ČT

Livré à lui-même, il est assailli par les souvenirs de ses amours disparues, de sa liaison avec la belle Marinette rendue impossible par la dérision et le ridicule. Il se souvient aussi d'une petite Tzigane qui a partagé sa vie vers la fin de la guerre et qui a disparu probablement dans un camp de concentration. Mais il vit surtout avec les auteurs et les héros des livres qui se matérialisent devant son regard intérieur et lui parlent. Il peut suivre une dispute entre Jésus-Christ et le philosophe Lao-tseu, il vit en compagnie d'Aristote, de Platon et de Goethe, parmi les invités imaginaires de sa cave il y a entre autres Nietsche et Schopenhauer.

Partager le sort des livres

'Une trop bruyante solitude',  photo: Mladá fronta

Tout cela donne un attrait et un sens à la vie de Hanta. Mais lorsque son chef décide de le séparer de sa presse hydraulique et de l'envoyer faire des ballots de papier blanc dans les caves d'une imprimerie, son monde s'obscurcit subitement. Il se rend à l'évidence :

« Moi qui trente-cinq ans avait travaillé dans l'encre et la maculature, moi qui ne vivait que de l'espoir de découvrir à tout instant dans cette masse infecte un beau volume, un cadeau, je devrais maintenant emballer des paquets de papier d'une blancheur inhumaine ».

Hanta sent que ce changement brutal dans sa vie lui fait perdre l'équilibre. Sa vie perd son sens et il ne lui reste désormais qu'à partager le sort de ses livres martyres.

Bohumil Hrabal | Photo: Hana Hamplová,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 3.0

Dire la vérité

Photo: Pavillons poche

En écrivant l'histoire de Hanta, Bohumil Hrabal a écrit non seulement un roman de fiction, mais aussi une réflexion sur son époque et un témoignage sur lui-même. Selon Jiří Pelán, il était très important pour lui d'apporter un témoignage et c'est un aspect qui ressort de plus en plus lorsque nous lisons Hrabal aujourd'hui car même dans ses œuvres de fiction, il cherchait toujours à témoigner, à dire la vérité :

« L’aspect autobiographique était pour Hrabal évidement la garantie de la véracité. En tant qu’écrivain, il ne voulait pas mentir. Et quand vous racontez les histoires de votre fiction, les histoires des autres, vous ne pouvez pas être sûr de ne pas pencher du côté du mensonge. Mais quand vous vous racontez vous-même, quand vous racontez votre vie, celle de vos proches et l’époque dans laquelle vous vivez, et si vous n’êtes pas un imposteur et ne faussez pas intentionnellement les choses, si vous êtes donc vraiment autobiographique, alors c’est la garantie de votre véracité. »

(Les citations dans le texte sont traduites par Max Keller.)

Auteur: Václav Richter
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