A compter de cette semaine et tout au long de l’année 2020, RPI vous fera découvrir les auteurs et les œuvres incontournables de la littérature des pays tchèques. C’est une sorte de guide que nous vous proposons, lecteurs francophones, car cette bibliothèque virtuelle contient uniquement des livres traduits en français, signés Čapek, Kundera, Havel, Hašek ou Kafka. Cette nouvelle série d’émissions commence de la plus belle des manières avec un grand classique. Son premier épisode est consacré à une femme, pionnière de la prose tchèque : Božena Němcová, née il y a précisément 200 ans, et sa célèbre « Babička » (Grand-mère), un livre que tous les Tchèques connaissent.
Au XIXe siècle, elle a osé voguer à contre-courant
« Mon écrivaine préférée est Božena Němcová, une femme que j’adore. Son livre ‘Babička’ m’a fascinée. C’est une plume à la fois poétique et très rigoureuse. Son parcours personnel, sentimental, professionnel, tout ce qu’elle a dû faire dans un milieu très machiste… Je l’admire beaucoup ! Elle a un caractère proche du mien. »
Le parcours hors du commun de Božena Němcová (1820-1862), évoqué il y a quelques années sur Radio Prague Int. par la journaliste camerounaise Patty Bebe, continue d’intriguer les historiens comme les lecteurs.
Qui était donc cette belle femme aux longs cheveux noirs et aux yeux verts, représentée sur le billet de 500 couronnes tchèques ? « Une écrivaine de génie, une mère aimante, une femme charmante et libre d’esprit, une dissidente politique », énumère la réalisatrice Olga Sommerová, auteure de l’un des multiples documentaires consacrés à Božena Němcová. La vie mouvementée de l’écrivaine a inspiré également plusieurs films de fiction, dont une nouvelle série télévisée dans laquelle Němcová est incarnée par la star du cinéma tchèque, Anna Geislerová.Božena Němcová a été la première femme tchèque à avoir essayé de vivre de son talent d’écrivaine, entre autres pour être indépendante de son mari ; une auteure comparée pour son talent à George Sand, qui a écrit « Babička », l’œuvre fondamentale de la littérature tchèque, alors qu’elle se trouvait dans la plus grande misère.
Pour Jiřina Herelová, professeure de tchèque dans un collège de la banlieue pragoise, Božena Němcová est une personnalité pleine de contradictions :
« C’était certes une femme courageuse, qui ne craignait pas d’exprimer ses opinions malgré un contexte politique défavorable, puisqu’elle et son mari ont subi la disgrâce de la monarchie austro-hongroise. Mais d’autres aspects de son caractère me sont moins sympathiques : par exemple, elle était assez dépensière. Lorsque ses amis ont collecté de l’argent pour elle et pour ses enfants, elle a fait la fête chez elle et s’est retrouvée le lendemain de nouveau sans un sou dans la poche… Ça, je l’ai appris dans sa correspondance. Dans mes cours de littérature, je présente Božena Němcová comme une femme émancipée et importante pour notre pays, qui a osé voguer à contre-courant, tout comme les personnages féminins de son livre ‘Babička’. »
Une enfance à Ratibořice
Les origines familiales de Božena Němcová, née Barbora Panklová (en allemand Pankel), sont entourées d’un certain mystère. Si l’on sait qu’elle est née à Vienne, où elle a été baptisée le 4 février 1820, la date exacte de sa naissance demeure inconnue. Sa mère tchèque était servante dans une maison aristocratique, son père, d’origine allemande, était cocher. Selon certaines hypothèses, jamais confirmées jusqu’à présent, Barbora aurait été en réalité la fille naturelle d’une aristocrate, peut-être la duchesse Wilhelmine de Sagan qui apparaît dans le roman « Babička », ou encore de sa sœur.
Ce qui est certain en revanche, c’est que la famille Pankel s’installe dans le domaine de Ratibořice, dans l’est de la Bohême. C’est là que la future romancière qui ne parle encore qu’allemand, se met à apprendre le tchèque. Elle passera une enfance heureuse, grâce notamment à la présence de sa grand-mère maternelle, Magdalena Novotná, qu’elle immortalisera plus tard dans « Babička ».Barbora Panklová n’a que dix-sept ans lorsqu’elle épouse Josef Němec, un commissaire des douanes, âgé d’environ dix ans de plus qu’elle. Quatre enfants naîtront de cette relation orageuse, entrecoupée de ruptures et de réconciliations, marquée aussi par les liaisons amoureuses de Božena avec d’autres hommes. Le couple déménage à plusieurs reprises, subit des représailles politiques, et lorsque Josef Němec perd son poste, les ennuis financiers deviennent permanents.
Němcová était celle dont on rêvait à Prague
Aux côtés de son mari, grand patriote tchèque, Božena Němcová est introduite, à Prague, dans le milieu des activistes politiques et culturels qui luttent inlassablement en faveur de l’émancipation du peuple tchèque au sein de l’Empire austro-hongrois. C’est justement cet engagement qui, au lendemain des révolutions de 1848, fait de Božena Němcová et de son mari des dissidents politiques, surveillés en permanence par la police.
Encore avant cela, au début des années 1840, Božena Němcová, qui a donc grandi dans un environnement germanique, se lance dans l’écriture peu après son arrivée à Prague. C’est alors le tchèque qu’elle choisit comme langue d’expression, fortement encouragée par les autres personnalités de l’éveil national et fondateurs de la littérature tchèque moderne que sont Karel Jaromír Erben, František Ladislav Čelakovský ou encore Václav Bolemír Nebeský.
La critique littéraire Jaroslava Janáčková explique comment et pourquoi ce monde intellectuel masculin s’est enthousiasmé pour le talent littéraire de Němcová :
« Cette femme d’une rare beauté attirait les hommes tel un aimant. Surtout qu’elle était une excellente conteuse. Le monde intellectuel tchèque attendait depuis longtemps l’apparition d’une grande femme écrivaine ! Němcová était celle dont on rêvait : originaire de province, elle connaissait la campagne aussi bien que le milieu et les mœurs aristocratiques. C’était une femme cultivée, l’épouse d’un fonctionnaire d’Etat, une mère de famille… Elle savait parler, raconter des histoires d’une manière saisissante. Alors tout le monde l’a incitée à écrire ! »Božena Němcová publie d’abord des poèmes, avant de s’intéresser au folklore. L’écrivaine suit son mari dans plusieurs régions de Bohême et de Slovaquie, où elle mène un travail d’ethnographe en recueillant des contes populaires qui, aujourd’hui encore, sont réédités et appréciés des enfants tchèques. Ses séjours en Slovaquie donneront lieu à plusieurs « récits de voyage », riches en informations géographiques et botaniques. Elle s’inspirera d’ailleurs de ces séjours pour écrire « Babička », comme le prétend le chercheur et écrivain Václav Cílek :
« Božena Němcová a effectué quatre séjours en Slovaquie. Elle voulait même publier une monographie sur le pays, en collaboration avec Jan Krejčí, le père de la géologie tchèque. Pour Němcová, les voyages en Slovaquie étaient l’équivalent de ce que sont les voyages en Inde pour nous aujourd’hui. Elle était fascinée par l’étendue de ce pays et par son caractère ancestral. Les coutumes, le langage, les costumes, les décorations populaires lui ont permis de remonter dans le temps. Je pense que sans ce lien qu’elle a noué avec les générations précédentes, avec la mémoire du paysage, elle n’aurait pas écrit ‘Babička’. »
« Il y a longtemps, bien longtemps de cela déjà que pour la dernière fois je regardai cet aimable visage paisible, que je baisai cette pâle joue pétrie de rides, plongeai mon regard dans cet œil bleu où transparaissait tant de bonté et d’amour ; bien longtemps de cela que pour la dernière fois me bénirent ses vielles mains ! »
(traduit par Eurydice Antolin)
« Babička », la plus célèbre des grand-mères tchèques
Božena Němcová a écrit « Babička », son œuvre majeure, au début des années 1850, alors qu’elle traversait une période particulièrement difficile de sa vie : affaiblie par la misère et la maladie, elle venait de perdre son fils Hynek, mort de la tuberculose à l’âge de 15 ans.
Dans ce récit qui n’est pas un roman mais plutôt un long conte, Němcová brosse des « tableaux de la vie campagnarde » - tel est d’ailleurs le sous-titre du livre. Au bord du désespoir, elle se réconforte en se remémorant de son enfance passée à Ratibořice, aux côtés de sa grand-mère, de ses parents, de ses frères, de sa sœur et des habitants du village, non loin du château où vit la noblesse locale.
LIRE & ECOUTER
« D’un regard serein, cette vieille femme observe les saisons défiler sur une petite vallée de Bohême et lorsque celle-ci se voit troublée par les catastrophes naturelles, par la présence de l'armée, les vicissitudes de l'amour, la tragédie amoureuse ou la folie, sa sagesse et son humour, en quelques mots, ramènent calme et gaieté sur ce petit coin d'univers », peut-on lire dans la note éditoriale de la traduction française la plus récente du livre, parue en 2008 aux Editions Zoé sous le titre « Babitchka ».
Auteure de cette traduction moderne, Eurydice Antolin a expliqué il y a quelques années sur Radio Prague Int. ce qui lui avait donné l’envie de lire et de traduire le récit de Božena Němcová :
« Effectivement, il y a des spécificités de langue, des particularités. Mais ce qui m’a vraiment donné envie de le lire, c’est que j’avais été en contact avec un passage pendant mes études à l’INALCO. Notre professeur nous avait fait étudier l’histoire de Viktorka, la plus romantique et la plus sombre du roman. J’avais un attachement à cette histoire, pas seulement à celle de Viktorka, pour le côté coutume populaire, sans être naïf ou niais. C’était aussi un exercice de langue, ce qui m’intéressait parce qu’il y avait pas mal de recherches à faire au niveau du vocabulaire, des expressions, qui m’ont menée à avoir des contacts très enrichissants avec des gens sur place. »
L’histoire de trois femmes émancipées
« Victoire était la fille d’un paysan de Žernov. Ses parents sont morts depuis longtemps ; mais son frère et sa sœur vivent encore. Il y a quinze ans, Victoire était une fille fraîche comme une framboise, et qui n’avait pas sa pareille bien loin à la ronde. Elle était leste comme une biche, laborieuse comme une abeille ; un jeune mari n’aurait pu désirer une femme meilleure. Vers cette époque, un détachement de chasseurs vint tenir garnison dans le village, et l’un d’eux rechercha Victoire. Si elle allait à l’église, il s’y rendait derrière elle, et s’y tenait non loin d’elle ; puis au lieu de regarder l’autel, il considérait Victoire. Ces yeux ! Ces yeux ! Tout le monde disait que ces yeux-là ne marquaient rien de bon. On ajoutait que ses yeux étaient flamboyants dans la nuit. Et les sourcils noirs qui se déployaient au-dessus, comme des ailes de corbeau (…) étaient le signe certain que son regard était fascinateur. »
(traduit par Josefa Božena Koppová)
Viktorka (ou Victoire, comme elle est appelée dans la première traduction française de ‘Babička’, parue en 1880 et dont nous venons de citer un extrait), est devenue folle suite à une histoire d’amour malheureuse. Cette Viktorka ensauvagée qui vit dans la forêt et chante la nuit près du déversoir, est un des principaux personnages du livre, comme l’explique Jiřina Herelová :
« La grand-mère et Viktorka sont très proches l’une de l’autre. Babička, quand elle était jeune, a elle aussi quitté sa famille pour aller vivre ailleurs avec un homme dont elle est tombée amoureuse. Dans ce contexte, j’explique à mes élèves comment vivaient les familles à l’époque de Božena Němcová, quelles étaient les relations intergénérationnelles. Je leur explique aussi que grâce aux grandes épreuves qu’elle a vécues, la grand-mère était tolérante envers les autres, elle acceptait les gens sans les juger, y compris Viktorka, mise au ban par tout le village. Pour moi, l’histoire de Babička, c’est l’histoire de trois femmes émancipées que sont la grand-mère, Viktorka et enfin Božena Němcová. »Publié en 1855, réédité plus de 300 fois, traduit dans plus de vingt langues et porté à l’écran en 1940 et en 1971, le livre « Babička » fait l’objet d’un véritable culte en République tchèque. Toute l’année durant, les touristes se rendent dans la vallée de Ratibořice, dans le nord-est de la Bohême, rebaptisée « Vallée de Babička » (Babiččino údolí). Un succès que Božena Němcová, morte d’un cancer quelques années après la première parution du livre, à l’âge de 42 ans, n’aurait sans doute pas imaginé. Que peut dès lors apporter à un lecteur étranger la lecture de ce récit profondément tchèque ? On écoute Patty Bebe :
« Je l’ai déjà lu quatre fois et je ne m’en lasse pas ! Au départ c’était très difficile, parce que je l’ai découvert quand j’apprenais le tchèque. Mais il m’a également aidée à développer mon tchèque, malgré le style très ancien. Et chaque fois que je sens le besoin de me ressourcer culturellement en tchèque, je prends ‘Babička’. »
Au-delà de cet aspect culturel et linguistique, le récit est porteur, d’après Jiřina Herelová, d’un message plus universel :
« Nous cherchons tous un refuge dans la vie, où nous nous sentons acceptés même avec nos défauts. Une personne qui nous écoute, à laquelle nous pouvons nous confier. Babička incarne un tel refuge. Certes, c’est un personnage idéalisé. Mais nous avons besoin d’idéaux, y compris les enfants. Quand je leur parle de patriotisme, et cela m’émeut souvent, ils ne rigolent pas. Eux aussi ont besoin de se passionner pour quelque chose. »Muse des artistes encore au XXe siècle, Božena Němcová est une figure symbolique dans son pays d’origine. Elle incarne toute une époque, une époque difficile mais marquée par beaucoup d’enthousiasme. Inspirante par son combat personnel, elle reste avant tout l’auteure d’un livre exceptionnel, un refuge où l’on peut donc toujours se ressourcer.