Carnaval de velours : « On veut transformer le mécontentement en quelque chose de créatif »

Le Carnaval de velours en 2015, photo: Archives de l'association Fór_um

Le 17 novembre 1558, Elisabeth Ière devient reine d’Angleterre. Le 17 novembre 1869 est ouvert le canal de Suez, et le 17 novembre 1950, Tenzin Gyatso est intronisé 14e dalaï-lama. La liste des événements historiques liés à la date du 17 novembre est plus longue encore. En République tchèque, et en Slovaquie, le 17 novembre est aussi le jour anniversaire de la première des manifestations de la révolution dite de velours qui a abouti à la fin du régime communiste en 1989. Depuis, de nombreuses cérémonies commémoratives ainsi que des manifestations sur des thèmes politiques et sociaux se tiennent un peu partout dans le pays à cette date, symbole de la démocratie et de la liberté. Un événement se distingue cependant parmi d’autres en raison de sa forme peu ordinaire. Il s’agit de « Sametové posvícení » - « Le carnaval de velours » en français, un défilé satirique organisé depuis cinq ans par l’ONG Fór_um. Pour Radio Prague, une de ses organisatrices, Daniela Grohová, a évoqué plus en détail cette manifestation. Nous l’avons rencontrée vendredi dernier lors d’une session de préparation.

Le carnaval de Bâle à la tchèque

Bonjour, Daniela.

« Bonjour. »

Daniela Grohová,  photo: Archives de Daniela Grohová
Pouvez-vous tout d’abord nous dire où nous nous trouvons en ce moment et pourquoi nous sommes précisément là ?

« Nous nous trouvons dans l’atelier de Sametové posvícení, au sous-sol du Café Liberál, dans le quartier de Holešovice à Prague. Dans cet atelier, notre équipe est en train de préparer des masques pour le carnaval satirique de Sametové posvícení, ce qui peut être traduit comme ‘Le carnaval de velours’. »

Qu’est-ce donc que ce « Carnaval de velours » ?

« C’est un défilé de masques satirique qui se tient le 17 novembre. On peut y voir plusieurs types de masques, dont notamment des têtes d’hommes politiques concrets, mais aussi par exemple différents monstres ou des têtes d’animaux. Un autre élément très important de ce défilé est la musique, parce que chaque groupe de masques est accompagné d’un groupe de musique. Enfin, il y a un char allégorique, haut de trois mètres et large de deux mètres, qui présente chaque année un thème choisi sous la forme d’une image visuelle. »

Comment cette idée de faire un défilé satirique lors des célébrations de la Révolution de velours a-t-elle vu le jour ?

« Cette idée a germé dans la tête d’Olga Cieslarová (directrice de l’organisation Fór_um, ndlr). Elle s’est inspirée du carnaval de Bâle. En Suisse, il s’agit d’un carnaval qui se tient avant le début du carême. Mais cet événement diffère des autres carnavals en Europe par sa forme satirique et engagée. Le carnaval de Bâle présente en effet des têtes des politiciens et des thèmes sociaux. »

Pourquoi avez-vous décidé d’organiser un événement pareil en République tchèque ?

« Nous trouvons que les Tchèques ont du mal à participer à des manifestations publiques et qu’ils ne s’intéressent pas assez à la politique. Les gens restent souvent indifférents aux démarches engagées. Il y a la culture de se plaindre de la politique autour d’une bière. Mais cela ne sert à rien. A travers ce carnaval, nous voulons donc réveiller l’intérêt des gens pour les thèmes publics et transformer leur mécontentement en quelque chose de créatif. »

D’un défilé à une performance théâtrale

Environ une dizaine de personnes, membres de l’association Fór_um ou particuliers, se sont réunies vendredi au Café Liberál. Pendant plus d’un mois, cet endroit a été animé quatre jours par semaine par des volontaires qui ont tenu à donner un coup de main pour la fabrication des déguisements et masques. Mais qui d’autre participe au carnaval ?

L'atelier de Sametové posvícení,  photo: Alžběta Ruschková
« Les groupes de masques sont représentés notamment par différentes ONG. Cette année, sept initiatives participent au Carnaval de velours. Il s’agit par exemple de Greenpeace qui veut présenter par cette forme un sujet écologique. Ils travaillent sur le charbon et la pollution de l’air. Ensuite, il y a l’initiative ‘Bez obalu’ (‘Sans emballage’ en français) qui travaille, elle aussi, sur un sujet environnemental, et plus précisément sur la problématique des déchets. Un groupe est également formé par des enfants. Les enfants n’ont pas vraiment de thème précis, ils sont simplement déguisés en petits animaux. Il y a aussi la Chambre tchéco-chinoise de coopération mutuelle. Leur épigraphe cette année est ‘L’apparition du panda doré’. »

« Enfin, nous avons notre propre groupe de l’initiative Fór_um. Nous avons choisi comme épigraphe la phrase ‘Et toi, que nourris-tu en soi ?’. Nous avons repris le thème d’un conte qui indique que chacun de nous a deux animaux en lui, un bon et un mauvais animal. Et c’est à nous de décider à quel animal nous donnerons plus à manger. Si nous nourrissons davantage le mauvais animal, nous serons méchants. En revanche, si nous donnons plus à manger au bon animal, nous serons gentils et beaux. Notre char représente donc un monstre qui symbolise l’esprit de la société tchèque. C’est un monstre à trois têtes qui représentent les qualités et les défauts d’une personne. Et les mauvaises têtes sont nourries par les politiciens populistes. »

S’agit-il d’un défilé dans les rues ou plutôt d’une performance théâtrale ?

« Nous souhaitons employer davantage de moyens du monde du théâtre, mais nous ne sommes encore que des débutants dans ce domaine. Notre initiative Fór_um essaie de faire interagir notre groupe avec le public. Pour cela, nous avons symboliquement ressuscité le personnage de Libuše, une voyante légendaire qui aurait prédit le déroulement de l’histoire tchèque. Libuše est incarnée par un ‘poète slam’ (le ‘slam’ est un type de poésie performative présentée sous forme orale dans des espaces publics, ndlr) qui va commenter ce qu’il voit, ainsi que la situation politique dans le pays, et tourner tout cela en dérision. »

La satire : un nouveau moyen d’expression pour les jeunes Tchèques

Tous les efforts et la préparation culminent enfin ce jeudi 17 novembre après-midi. Cette année, quelque 80 masques défilent dans les rues de Prague. Où peut-on les voir ?

« Le Carnaval de velours commence sur l’île de Kampa, à côté du pont Charles, avec une présentation de toutes les organisations participantes. Nous traversons ensuite le pont Charles et poursuivons en direction de Smetanovo nábřeží pour arriver dans la rue Národní třída, où se tient un événement partenaire qui s’appelle ‘Korzo Národní’. A cet endroit, nous présentons une nouvelle fois notre défilé, avant de continuer vers la place Venceslas. Après une petite pause, nous montons vers la statue de saint Venceslas sur son cheval où est installé un podium. Tout s’achève là, avec ce que nous appelons ‘Koncert pro budoucnost’ – ‘Le concert pour l’avenir’, auquel nous jouons également. »

De nombreuses manifestations sont organisées chaque année le jour de l’anniversaire de la Révolution de velours. Qu’est-ce qui selon vous distingue le Carnaval de velours des protestations « ordinaires » ? Pourquoi avez-vous décidé de participer justement à cet événement ?

« Nous travaillons, nous aussi, avec l’énergie négative. Nous nous plaignons, nous aussi, de la politique et des choses qui ne vont pas bien dans la société (c’est d’ailleurs le but des manifestations d’exprimer notre mécontentement). Mais le Carnaval de velours permet de transformer cette énergie négative en quelque chose de plus positif. Vous voyez, nous nous rencontrons et nous sommes contents de nous voir. Par conséquent, c’est donc plutôt un événement positif, voire joyeux. »

C’est ce que confirment deux autres participants, Anna et Ondřej, présents vendredi au Café Liberál :

Anna : « Ce que j’aime beaucoup dans cet événement, c’est son côté allégorique. C’est une manifestation, mais en même temps c’est un carnaval. Il y a beaucoup d’humeur, il y a des masques, de la musique… Je trouve cela intéressant. »

Ondřej : « Je pense que c’est merveilleux. Je suis né pendant la révolution. Pour la génération de nos parents, la Révolution de velours était un symbole très optimistique et très positif. Mais notre expérience est différente, parce que nous avons vécu une grande désillusion de la société corrompue… Je pense donc qu’il est important de chercher de nouveaux moyens qui nous permettent de célébrer cet anniversaire tout en exprimant ces expériences. Selon moi, c’est donc une très bonne idée de faire un carnaval satirique ! Je suis heureux de pouvoir participer. »