Ce ne fut pas une Révolution mais un concert !
Dans cette période de fête de Pâques, nous revenons aujourd'hui sur l'histoire de la fête en Bohême. Au-delà du folklore et du divertissement, cette tradition tchèque est d'abord née des vicissitudes de l'histoire autant qu'elle a su aussi se faire symbole politique. Et dans cette histoire profane, l'Eglise a joué un rôle majeur.
Et cette piété saura se faire populaire et, en quelques sorte, festive. On compte de nombreuses formes de sociabilité religieuse : confréries ou associations mariales adeptes de la prière du rosaire.
Les Jésuites marqueront un grand coup en obtenant, en 1729, la canonisation de Saint-Jean Népomucène. Dans les villes et les campagnes de Bohême, puis d'Europe centrale, on voit se dresser statues et processions populaires. La célèbre "Pietas Austriarca", la piété à l'autrichienne si l'on veut, conquiert le peuple pragois. Vers 1740, on compte autour de 60 fraternités dans la ville, source d'une véritable sociabilité urbaine. De nombreux couvents fondent leurs propres associations, avec un culte spécifique (rosaire, scapulaire...). En tout, c'est une piété chaleureuse, fondée sur le contact direct avec la Vierge et les Saints. Les fêtes populaires rythment l'année et offre un encadrement spirituel. Elles aident le fidèle à supporter le poids des guerres et des épidémies.
Certains historiens soulignent un point qu'on oublie souvent. L'entreprise de recatholiscisation des terres tchèques par les Habsbourg est effectivement une reconquête. Celle-ci a porté ses fruits dans les chiffres officiels mais en réalité, il existe encore, au XVIIIème siècle des noyaux de protestantisme en Bohême. Le succès a en revanche été net concernant la création d'une sociabilité populaire. Et le peuple, catholique sincère ou non, y était attaché.
Au XIXème siècle, la tradition se confirme mais le contexte est différent. La conscience nationale se développe en crescendo tout au long du siècle. Au début, la continuité avec la fête religieuse est perceptible. La religion reste présente dans la société. Les fêtes de Saint-Jean ou de Saint-Jacques sont ainsi l'occasions de grandes foires.
Mais déjà la fête se fait beaucoup plus profane. Nous reprenons le témoignage, éloquent, de Karel Ladislav Zap. Il nous décrit la fête de la Sainte-Marguerite, qui se déroule dans le parc de l'Etoile et rassemble pas moins de 20 000 personnes : "Depuis la porte de Strahov jusqu'à l'Etoile, il y a une heure de route. On s'y rend en longues colonnes et avec des conversations bruyantes. On festoie sur l'herbe (...). Les sceaux de bière se vident avec assiduité, règnent partout la fantaisie et le bal. C'est la danse et les rondes, au son du violon et de la cornemuse."
Outre les fêtes de saints, il y a aussi les fêtes de corporations de métier. Les cordonniers se réunissent dans le quartier de Nusle et à Bubenec, ce sont les tailleurs. Tout un folklore populaire en ressort, qui inspirera l'intelligentsia indépendantiste. Romantisme et nationalisme sont inextricables dans ces années de conscience nationale.
C'est peut-être ce qui explique que la révolution de 1848 à Prague ressemble presque à une grande fête folklorique ! L'écrivain Leopold Sacher-Mosach, présent sur les barricades de juin, livre un témoignage rétrospectif : "Quand j'arrivai à Prague au mois de mai, il me sembla qu'on était en plein carnaval et que toute la ville était un grand bal masqué. La haine contre les moeurs allemandes aboutit à ce que chaque nationalité autrichienne recherche son costume national."Les Tchèques feront preuve d'originalité en inventant leurs propres costumes nationaux. Et l'insurrection prend effectivement l'aspect d'un bal : le corps slave Svornost, Concorde, porte des pantalons gris avec une casaque polonaise, une hallebarde dans une main. La légion des étudiants tchèques, le Slavia, porte des pantalons collants, des brodequins, une casquette rouge et carré à la polonaise. On voit même un tribun déambuler dans le costume de Georges de Podiebrad, roi de Bohême au XVème siècle ! La répression autrichienne, qui verra plus de blessés que de morts, change le ton et met un terme aux projets d'indépendance.
Quand celle-ci est enfin proclamée, le 28 octobre 1918, doit-on être vraiment étonné de retrouver, malgré l'importance de l'événement, cette atmosphère de fête si traditionnelle. D'un côté, les soldats tchèques arrachent leur insigne autrichien et l'aigle à deux têtes, symbole de l'Etat autrichien, est jeté du haut des édifices publics. Mais la musique reste la grande meneuse. A Vienne, on dira même, avec une pointe d'ironie et d'amertume : "Ce ne fut pas une Révolution, ce fut un concert".