Ce qui aurait pu se passer en 1968...
En ce début 2004, nous ne fêtons pas seulement une nouvelle année. Le 19 janvier prochain verra le 35ème anniversaire de la mort de Jan Palach, étudiant en histoire qui s'était immolé en 1969, en réaction à l'occupation soviétique. Un an plus tôt, en janvier 1968, Dubcek était élu à la tête du Comité central. Un mois deux fois symbolique donc et l'occasion pour revenir sur cette période connue sous le nom de "Printemps de Prague ". Le Printemps a-t-il vraiment été tout à fait une tentative de réforme au sein du Parti ? Que se serait-il produit si les chars du pacte de Varsovie n'avaient pas stoppé l'expérience, déjà avancée, de réforme ?
Nous sommes au IVème Congrès des écrivains qui se tient à Prague en juin 1967. Ludvik Vaculik, membre de l'Union des écrivains s'adresse ainsi au chef de la section idéologique du Comité central. La rupture entre les intellectuels et le Parti est consommée. Le fait n'est pas anodin : l'Union des Ecrivains est, depuis 1963, le principal organe d'opposition au régime.
En janvier 1968 est élu, à la tête du Comité central, Alexandre Dubcek. L'Union des Ecrivains ne voit pas d'un mauvais oeil ce communiste modéré et progressiste. Un programme concret de réforme politique et économique se met en place sous l'égide modérée du Parti. On connaît la suite...
Que se serait-il passé si le mouvement avait continué ? Apparemment iconoclaste, la question trouve sa réponse dans un constat évident: l'opposition réformiste avait déjà rompu avec le Parti, depuis un certain temps.
L'opposition prend corps en Tchécoslovaquie à partir de 1963, dans un contexte d'assouplissement politique. Le monument à la mémoire de Staline qui trônait sur Letna, a été détruite en 1960. Pourtant, la Tchécoslovaquie semble ignorer la nouvelle donne, inaugurée par Krouchtchev au XXème Congrès du PCUS, en 1956. Elle reste l'un des derniers bastions du camp socialiste face à la déstalinisation. Pression de Moscou et crise économique obligent, Novotny lâche du lest à partir de 1962. Il ouvre ainsi la brèche aux revendications des membres de l'Union des Ecrivains.
Mais ces écrivains - bientôt opposants politiques - ne débarquent pas de nulle part. Et si, lors du IIIème Congrès en 1963, ils revendiquent la fin du dogmatisme, c'est en connaissance de cause. La plupart d'entre eux avait soutenu le régime mis en place en 1948. Beaucoup en avaient d'ailleurs payé le prix, lors des procès des années 49-51. Citons Edouard Goldstücker, condamné pour nationalisme juif bourgeois ou encore le poète Ladislav Novomestky, condamné pour nationalisme slovaque... et bourgeois bien sûr. Quinze ans plus tard, ces intellectuels prenaient conscience de leur aveuglement.
Le IIIème Congrès des écrivains en 1963 voit la réhabilitation, entre autres, de Franz Kafka, jugé trop pessimiste par le réalisme-socialisme. Dès 1963, les écrivains se distancient de la culture officielle et opèrent un retour sur la culture nationale et européenne. La rupture est déjà là. Mais ce sont les revues de l'Union qui illustrent la rupture totale dans le domaine idéologique. L'hebdomadaire de l'Union des Ecrivains, les Literarni Noviny ou encore Plamen sont des revues littéraires de haut niveau. Jdanov et la supériorité de la culture socialiste sont bien enterrés. On diffuse les écrits de Sartre ou encore des traductions d'Hara Kiri ou des blagues de Reiser (Plamen). Très lues par la population, ces revues deviennent peu à peu le véritable organe politique d'opposition au régime sclérosé de Novotny.
Face à cette vague, le pouvoir tente de reprendre la situation en main. En 1965, le Comité Central interdit la publication de Tvar", revue parrainée par l'Union et fondée par de jeunes écrivains dont un certain Vaclav Havel. En 1967, Novotny fait tout pour reculer la tenue du IVème Congrès des écrivains, qui se tient finalement en juin 1967.
La séance du Congrès est houleuse... et décisive. Le Journal d'un contre-révolutionnaire, écrit par Pavel Kohout, membre de l'Union des écrivains, permet de sentir le climat de tension qui règne lors du Congrès. C'est Kohout lui-même, qui, en 1967, lit à l'assemblée une lettre adressée par Soljenitsine et que le pouvoir avait tenté de dissimuler. On en eut connaissance par le Monde. Hendrych, chef de la section idéologique du Parti, quitte la séance avec rage. Ludvik Vaculik revendique des garanties réelles face à l'arbitraire du Parti. Un tabou est levé et la rupture consommée.
Cette rupture est d'ailleurs présente dès 1966 chez Vaculik. Ecoutons-le à propos d'une réunion avec le comité idéologique du Comité central, en mars 1966 : " Ce jour là, j'ai eu peur. Ils se chuchotaient quelque chose. Je suis rentré chez moi, et il s'imposa à moi une idée entièrement nouvelle, qui brouillait le partage en deux camps délimités : nous et eux".
Un an avant de descendre dans les rues, la société civile réagit déjà aux tentatives du pouvoir de bâillonner l'Union des Ecrivains. Suite au IVème Congrès des Ecrivains, Novotny confie les Literarni noviny au ministère de la Culture. Les abonnés retournent les numéros tandis que les invendus s'entassent dans les kiosques.
Un autre épisode est révélateur de la rupture endémique. En juin 1967, éclate la guerre des six jours entre Israël, d'une part, et l'Egypte et la Syrie, d'autre part. Ladislav Mnacko, écrivain slovaque et membre de l'Union, part alors à Tel Aviv. A la Knesset, le parlement israélien, il se désolidarise officiellement de la politique étrangère de son pays. Les autorités tchécoslovaques, à l'unisson avec l'URSS, condamnent en effet l'agression " impérialiste et sioniste " de l'Etat juif. Anti-sionisme qui cache mal un antijudaïsme d'Etat, totalement étranger aux traditions politiques tchèques et cultivé, depuis 1952, par souci d'alignement sur le régime soviétique. Ainsi, en 1967, le régime interdit la diffusion d'une série de timbres destinés à commémorer la construction de la synagogue Vieille-Nouvelle à Prague. Mais, au-delà de la dénonciation de cet état de fait, le voyage de Mnacko en Israël symbolise une diplomatie parallèle. Les autorités ne s'y trompent pas : à son retour, Ladislav Mnacko est déchu de la nationalité tchécoslovaque.
Des historiens spécialistes de la région se sont demandés ce qui se serait passé si le mouvement de réforme avait pu s'épanouir, après 1968. Bernard Michel, professeur à la Sorbonne ou Pierre Grémion, auteur du très instructif Paris-Prague, sont d'accord : on aurait sans doute abouti à un régime de type social-démocrate, proche des traditions politiques tchèques. Car la croyance dans un quelconque rôle directeur du Parti était morte en Tchécoslovaquie, bien avant 1968 et Dubcek.