Ces peintres-pèlerins qui ont quitté la Tchécoslovaquie
« Český poutník » (« Le pèlerin tchèque »), tel est l’intitulé d’une cantate créée par quatre compositeurs tchèques contemporains à l’occasion du centenaire de la fondation de la Tchécoslovaquie. L’œuvre a été présentée au Festival Smetana qui se poursuit jusqu’au 7 juillet dans la ville de Litomyšl, en Bohême de l’Est. Deux expositions, en lien avec cette œuvre musicale et avec la France, ont été ouvertes au château de Litomyšl.
David Železný est le commissaire de l’exposition consacrée aux « artistes-pèlerins » tchèques et organisée par la fondation Bohemian Heritage Fund :
« L’événement musical phare de cette édition du Festival Smetana de Litomyšl était ‘Le pèlerin tchèque’. Comme nous essayons de mettre en relation des œuvres musicales et plastiques, j’ai eu cette idée de ‘creuser’ le thème du pèlerinage, du déracinement. Nous présentons des artistes partis de la Tchécoslovaquie avant ou après la Seconde Guerre mondiale. La sculptrice Mary Duras par exemple, a quitté la Tchécoslovaquie à deux reprises. En 1938, elle s’est réfugiée à Londres. Elle y a passé la guerre, tandis que son mari a survécu à Auschwitz. Sous le régime communiste, on lui a confisqué sa villa, on a cassé des sculptures auxquelles elle était attachée… Alors qu’elle était âgée de 65 ans, Mary Duras et son mari se sont alors décidés pour une seconde émigration. Ils sont partis à Hambourg puis à Graz, où Mary Duras a encore créé des sculptures remarquables. »Peu connue du grand public, Mary Duras, dont les visiteurs de l’exposition peuvent admirer notamment des nus féminins, est née en 1898 dans une famille tchèque installée à Vienne. Elle a été la première femme à étudier dans l’atelier du fameux sculpteur Jan Štursa, à l’Ecole des Beaux-Arts à Prague, avant d’effectuer des séjours artistiques à Paris, à Dresde et à New York.
Les peintres à bord du navire Capitaine-Paul-Lemerle
Les noms d’autres plasticiens exposés sont plus familiers aux passionnés d’art tchèque : Adolf Hoffmeister, Alén Diviš, Max Kopf et Antonín Pelc sont tous partis en France au début de la Deuxième Guerre mondiale. « Ils ont choisi la France parce qu’ils avaient des contacts là-bas et parce qu’ils savaient qu’il y avait des intellectuels et des artistes français qui allaient les soutenir et les aider, » explique l’historienne de l’art Anna Pravdová, qui avait consacré, il y a quelques années, une exposition et un livre aux artistes tchèques rattrapés par la guerre en France. (cf. http://www.radio.cz/fr/rubrique/faits/rattrapes-par-la-nuit-les-artistes-tcheques-en-france-lors-de-la-seconde-guerre-mondiale-exposes-a-brno).
Réunis autour de la « Maison de la culture tchécoslovaque à Paris », ils ont été arrêtés par la police française et emprisonnés pendant six mois à la prison de La Santé avant d’être envoyés dans des camps destinés aux « étrangers indésirables », d’abord à Damigny en Normandie, et ensuite à Bassens, près de Bordeaux. Les quatre artistes tchèques embarquent ensuite, à Marseille, sur le navire Capitaine-Paul-Lemerle à destination de la Martinique. À bord, quelque 300 réfugiés, dont de nombreux écrivains, artistes, journalistes et militants antinazis français. Ces fuites vers les Etats-Unis en passant par les Antilles ou le Portugal étaient organisées par le journaliste américain Varian Fry. On écoute David Železný :Marie Duras, Tita et les autres
« Sir Nicolas Winton organisait des convois de trains, tandis que Varian Fry était chargé, par l’Emergency Rescue Committee, de mettre en place des opérations de sauvetage des élites européennes par la mer. Nous avons dans l’exposition une photo de ce navire qui a transporté les quatre artistes tchèques, mais aussi des personnalités comme André Breton. Varian Fry et ses collaborateurs ont réussi à sauver plus de 2 000 personnes. S’ils n’avaient pas pu rejoindre le monde libre, ils auraient fini leur vie comme Tita. »Edita Hirschová, dite Tita, une autre femme artiste révélée par l’exposition de Litomyšl. Fille d’un commerçant juif du quartier pragois de Vinohrady, malentendante, charmante et talentueuse, Tita a vécu à Paris à partir de 1934. Membre du groupe surréaliste La main à plume, l’artiste a été arrêtée dans le cadre de la rafle du Vélodrome d’Hiver pour être déportée à Auschwitz où elle est morte en septembre 1942. David Železný :
« A deux exceptions près, les œuvres que nous exposons sont issues de collections privées et n’ont encore jamais été montrées au public. Outre une très belle statue créée par Mary Duras qui provient de la Galerie Klatovy/Klenová, nous exposons un dessin d’Edita Hirschová qui nous a été prêté par la Galerie morave de Brno. Je m’en réjouis, car c’est une œuvre très précieuse. Comme Edita Hirschová a eu un destin dramatique, seules neuf œuvres de cette femme peintre se sont conservées. Ici à Litomyšl, nous montrons son unique dessin qui existe en République tchèque. »
Les destins et les styles des « artistes pèlerins », dont les œuvres sont à voir à Litomyšl ont été très différents. Le public a la possibilité de découvrir les peintures surréalistes d’Endre Nemes, peintre d’origine hongroise installé à Prague jusqu’à son émigration en Suède, où un musée lui est consacré. Il peut admirer les beaux portraits de femmes créés par Georges Kars, natif de la petite ville tchèque de Kralupy nad Vltavou, reconnu sur la scène artistique française dans l’entre-deux-guerres et qui s’est donné la mort à Genève, peu avant la capitulation de l’Allemagne nazie. On retiendra aussi les noms de Robert Piesen et Pavla Mautnerová qui ont fui, quant à eux, la dictature communiste pour s’installer en Israël. Ce sont peut-être les tableaux peints par les quatre artistes tchèques ayant finalement rejoint l’Amérique à bord des navires de Varian Fry qui attirent le plus d’attention dans cette exposition. David Železný :« Le Maroc et la Martinique ont beaucoup marqué ces artistes. Alén Diviš, par exemple, a été inspiré par cette lumière si particulière qui existe dans les régions proches du désert. Tandis qu’Antonín Pelc a été impressionné par les couleurs de la Martinique. S’il n’avait pas fait cette expérience, il n’aurait peut-être pas accordé autant d’importance à la couleur dans sa création. »Les peintres tchèques et le pays de leur cœur
« Le pays de mon cœur » : cette fois, on parle bien de la Bohême et de la Moravie. La seconde exposition qui complète le programme musical du festival de Litomyšl présente les œuvres d’une vingtaine de paysagistes – élèves du célèbre peintre impressionniste du XIXe siècle Julius Mařák. Nous écoutons le commissaire de l’exposition Michael Zachař :
« A la fin du XIXe siècle, Julius Mařák et ses élèves ont été à l’origine d’une nouvelle manière de peindre le paysage. Basée sur le réalisme, leur création a été enrichie de tendances modernes en peinture, à savoir l’impressionnisme, le symbolisme, l’Art Nouveau et, plus tard, l’expressionnisme et le fauvisme. »
Quels sont les coins de l’actuelle République tchèque que l’on retrouve sur les tableaux ?
« Julius Mařák était lui-même originaire de Litomyšl. Professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Prague, il était un grand partisan de la peinture en plein air. Chaque année, au printemps, il partait avec ses élèves pour plusieurs semaines en province. A chaque fois, un mécène prenait en charge le séjour des étudiants. Ainsi, l’atelier de Julius Mařák a pu effectuer des séjours à Nové Hrady, en Bohême du Sud. Mais ils allaient le plus souvent dans les environs de Prague, à Okoř, Zákolany, Peruc, Žalov, ainsi qu’à Roztoky. »Les tableaux exposés proviennent de la collection du médecin et ancien homme politique Miroslav Macek. On y trouve notamment des paysages d’Alois Kalvoda, un tableau de Jan Honsa qui appartenait à la famille Masaryk ou encore un très joli paysage d’hiver de František Kaván. Les deux expositions, Les pèlerins et Le pays de mon cœur, fermeront leurs portes le 7 juillet prochain, mais d’autres expositions et installations se tiennent dans les salles et le parc de Litomyšl tout au long de l’été, dans le cadre de la 14e édition du festival Smetanova výtvarná Litomyšl.