Charles IV et la figure du « roi idéal » (II)
Historien ayant effectué une partie de sa formation en France, Václav Žůrek prépare actuellement un travail biographique sur Charles IV, le roi de Bohême et empereur du Saint-Empire dont est célébré cette année en très grande pompe le 700e anniversaire de la naissance partout en Tchéquie. Autant de bonnes raisons de rencontrer le médiéviste dont voici la seconde partie d’un entretien, où il est question notamment de l’appropriation tchèque de ce personnage de la famille de Luxembourg et des liens de la Bohême du XIVe siècle avec la France.
S’approprier Charles IV
Pour l’observateur étranger, il peut paraître curieux que la Tchéquie, une république, fasse aussi grand cas de symboles et de personnalités associés à la royauté. L’étonnement est plus grand encore quand on sait que la Télévision tchèque propose une série intitulée « Náš Karel IV. », c’est-à-dire « Notre Charles IV »… Pour Václav Žůrek, il y a toutefois des explications à trouver à ce curieux phénomène d’appropriation :« Cette idée monarchique est vraiment très importante. Elle était déjà très importante pour la République tchécoslovaque. Le premier président Tomáš Masaryk a choisi finalement de résider au château de Prague. Et déjà, le président, qui réside au château, c’est comme si le président français résidait à Versailles, ce n’est pas imaginable. Mais chez nous, cela fonctionne. Mais il me semble que les présidents, surtout après la chute du communisme, pensent qu’ils deviennent vraiment des monarques et ils se manifestent auprès du public comme cela. C’est assez important, et aussi pour cette question de savoir pourquoi le régime officiel subventionne les fêtes de Charles IV. Vous savez que, ne serait-ce que pour le château de Prague, il y a sept expositions à propos de Charles IV, en plus de ces reliques modernes de la République tchèque (les joyaux de la couronne tchèque – cf. la première partie de l’entretien). C’est aussi peut-être la réponse à la question de savoir pourquoi les politiciens tchèques aiment bien Charles IV, parce qu’il est utilisable justement dans ce contexte.
Et puis il y a cette autre question de cette appropriation du personnage de Charles IV. C’est un peu bête et je crois même que les réalisateurs de ‘Náš Karel IV.’ – ‘Notre Charles IV’ pensent cela ironiquement. Mais c’est toujours dans cette idée : pourquoi Charles IV est-il si populaire, si bien-aimé ? Parce qu’il est « nôtre », bien que cela n’ait jamais été le cas en réalité. Je crois que lui-même serait peut-être très ravi d’être le ‘plus grand Tchèque’ (selon les résultats d’un sondage réalisé dans le cadre d’une émission de télévision en 2005, ndlr), parce qu’il aurait pu penser que son programme de propagande a très bien fonctionné. C’est ce que nous voyons aujourd’hui, comment une certaine idéalisation du XIVe et du XVe siècle renaît dans un nouveau contexte. Je suis un peu surpris mais cela fonctionne même au XXIe siècle. »La Télévision tchèque titrait par exemple récemment sur le « trésor le plus précieux du Moyen Âge » en parlant des joyaux de la couronne tchèque. Je ne sais pas si c’est le cas…
« Si… Techniquement c’est le plus précieux, c’est vrai… »
Mais il y a une certaine fierté aujourd’hui…
« Bien sûr, la fierté est très importante dans cette question. Il y a quelques années, il y avait une série de documentaires à la télévision allemande qui s’appelait ‘Die Deutschen’, ‘Les Allemands’ et parmi ces Allemands, il y avait Charlemagne et d’autres, mais il y avait aussi Charles IV. Et en plus il était montré comme un ‘Schreibtischtäter’ (une sorte de ‘criminel de bureau’ en français, ndlr), comme quelqu’un qui a donné la permission pour tuer les Juifs à Nuremberg, ce qui est un peu vrai mais qu’il faut comprendre dans le contexte. Ici en République tchèque, il y a eu des réactions : ‘Quoi ? Mais il n’était pas allemand alors pourquoi il apparaît parmi les Allemands ? Il n’était pas allemand, il était tchèque.’ Mais il n’était pas tchèque, surtout pas dans le sens moderne, depuis le XIXe siècle. Il parlait très probablement allemand au sein de sa famille. A la cour de Prague, on parlait beaucoup allemand, parce que c’était la langue non seulement pour le royaume de Bohême, mais aussi pour la Lusace-Silésie et surtout pour l’Empire en général. Dans son autobiographie, il écrit qu’il parlait tchèque. Je suppose que c’est vrai mais cela n’est pas tellement important. Il a soutenu des traductions en vieux tchèque, la traduction de la bible ou la traduction de textes théologiques, mais pas dans le sens : ‘je suis tchèque, je vais parler tchèque, je vais commencer à administrer en tchèque’ ; non cela n’existait pas. »C’est encore dans une idée de légitimation de son pouvoir ?
« Il y a cette légitimation et surtout l’idée que le peuple du royaume peut être nommé ‘tchèque’, ‘le peuple tchèque’, mais en pensant en même temps qu’il y a des gens qui parlent allemand, qu’il y a des Juifs, qu’il y a des Tchèques, des gens qui sont venus à Prague ou en Bohême. Mais on pensait la nation différemment que nous le faisons aujourd’hui ; pour notre appropriation de Charles IV, il est surtout important que nous l’appelions ‘le Tchèque’. »
Les liens avec la France sous Charles IV
Sous le règne de Charles IV, la France et l’Angleterre sont en guerre. C’est la première partie de la guerre de Cent ans. Quelle position adopte Charles IV ?
« En principe, et depuis Jean l’Aveugle (le père de Charles IV, ndlr), les Luxembourg devaient supporter la France. Parce que traditionnellement, même en ce qui concerne les alliances, les mariages, les alliances dynastiques, ils étaient pour la France. Mais pour Charles IV, en tant qu’empereur romain, ce n’était pas si simple. A partir de la bataille de Crécy (où meurt Jean l’Aveugle en 1346, ndlr), il n’a jamais vraiment techniquement aidé le roi de France dans le conflit avec les Anglais. Et même pendant la bataille de Poitiers, où dans cette première phase qui était importante et que les Anglais ont gagné, il ne s’est jamais battu ouvertement côté français. »C’était peut-être la position la plus raisonnable…
« Oui, c’était très raisonnable parce que le roi de France était un pouvoir très important dans l’Europe de l’Ouest et pour lui, s’il était plus faible, cela signifiait que l’empereur était plus fort. Et cela concerne aussi des questions de territoires, comme la Franche-Comté ou le royaume d’Arles, etc. : si le roi de France est plus faible à cause du conflit avec les Anglais, c’est l’empereur qui est plus fort et qui est plus capable de manifester son autorité, par exemple justement dans le royaume d’Arles. »
Quels sont les autres échanges qu’on peut avoir alors entre l’espace de la Bohême et l’espace français, pas seulement en termes politiques mais en termes culturels et économiques ?
« En termes économiques, ce n’était pas tellement important car c’était assez loin. Il n’y avait pas de choses achetées à Paris et ensuite transportées jusqu’à Prague. C’est peu probable. Mais en termes culturels, c’était très important car déjà le rayonnement de la culture de la cour des rois de France était assez important en tant que modèle. Nous savons qu’il y avait par exemple des artistes français qui sont venus à Prague pour travailler ici, par exemple Mathieu d’Arras, le premier constructeur de la cathédrale Saint-Guy. Même si nous ne savons pas de façon certaine d’où il vient ; probablement d’Arras mais il a auparavant travaillé dans le sud de la France à Narbonne et à la cour d’Avignon. Et il faut aussi dire que ce n’était pas seulement la cour royale de France à Paris, mais aussi la cour des papes d’Avignon qui était importante en tant que modèle commun, en termes de mécénat culturel pour la représentation monarchique. »
Biographie et historiographie sur Charles IV
Vous préparez actuellement une biographie sur Charles IV. Que comptez-vous apporter par rapport à celles déjà écrites ?
« Cela fait longtemps qu’une biographie sur Charles IV n’a pas été écrite. Il n’y en a pas beaucoup et leurs auteurs sont un peu datés maintenant. Donc je crois que je peux proposer une biographie plus moderne, plus actuelle, parce que ce qui est important pour l’image de Charles IV, ce n’est pas tellement ce qu’il a fait mais comment il l’a fait et comment il a représenté ces faits dans l’espace public. Ce qui m’intéresse, c’est surtout comment on a forgé l’image qui devait être publiée, dans le sens moderne presque, qui devait être visible parmi les gens de son époque. Et ce qui m’intéresse aussi, ce sont les catégories qu’il a utilisées pour sa propre idéalisation. Pourquoi par exemple n’a-t-il pas continué dans l’idéal de la chevalerie mais qu’il a au contraire beaucoup travaillé sur l’image du ‘roi sage’, qui préfère lire et écrire que de se battre ? Cela joue beaucoup avec le style très diplomatique de sa politique internationale »Quelle est l’état de l’historiographie aujourd’hui sur Charles IV ? Quelles sont les questions que se posent les historiens sur Charles IV et son époque ?
« Il s’agit surtout de savoir comment on peut voir quelqu’un qui est à la fois le roi de Bohême et l’empereur romain et comment cela fonctionnait ensemble. Nous savons qu’il avait une cour, où les mêmes personnes administraient et régnaient sur les deux « royaumes ». C’était pourtant très différent : le roi de Bohême avait beaucoup plus de prérogatives que le roi des Romains dans l’Empire. Comment cela fonctionnait ensemble ? Mais pas dans le sens de savoir s’il était plus empereur ou plus roi de Bohême ; c’est une question bête du XIXe siècle.
Et puis il y a aussi des choses que nous ne savons pas tellement. Par exemple, si demain ou après-demain on va voir l’exposition sur Charles IV à la Galerie nationale, on va certainement voir de beaux objets. Mais c’était aussi une époque de catastrophes naturelles : la peste, les inondations, etc. Nous ne savons toujours pas aujourd’hui qui a payé tout cela. Il est clair que Charles IV avait beaucoup de problèmes financiers, parce qu’il avait beaucoup de projets et pas tellement de ressources. Nous voulons donc savoir qui a payé tout cela parce que, très clairement, celui qui a payé, c’est sans doute le mécène qui pouvait influencer l’art, la production artistique. L’image de Charles IV qui règne sur tout et qui dirige tout, la cathédrale Saint-Guy, le château de Karlštejn, puis les chroniques de Bohême, etc., cela sonne faux bien sûr. Il n’est pas toujours facile de trouver les personnages derrière tout cela, mais ce qui moi m’intéresse, c’est de savoir d’où provient tout cet argent qui a permis de payer cette production artistique immense à la cour de Luxembourg. »Vous avez étudié en France. Le médiéviste Martin Nejedlý a également été influencé par l’école historique française. Est-ce que cela vous apporte une perspective différente de celle qui domine ici parmi les historiens tchèques ?
« Oui, certainement. La tradition de l’étude culturelle et anthropologique, l'École des Annales, parmi les historiens français, m’aide à poser les questions différemment sur la façon dont tout cela fonctionnait. L’exemple des rois de France a déjà été bien étudié et je peux utiliser ces questions dans un contexte différent mais de façon nouvelle. »