Charles IV et la figure du « roi idéal » (I)

Charles IV, photo : Adriana Krobová, ČRo

Historien ayant effectué une partie de sa formation en France, Václav Žůrek prépare actuellement un travail biographique sur Charles IV, le roi de Bohême et empereur du Saint-Empire dont est célébré cette année en très grande pompe le 700e anniversaire de la naissance partout en République tchèque. Autant de bonnes raisons de rencontrer le médiéviste dont voici la première partie d’un entretien où il est entre autres question de cette célébration, de l’image du prince auprès des Tchèques et de la façon dont cette image a été construite, sous l’impulsion de Charles IV lui-même, au XIVe siècle…

Václav Žůrek,  photo: Archives de l’Académie des sciences de République tchèque
Avait-on déjà commémoré les précédents anniversaires relatifs à Charles IV ? Ces célébrations du 700e anniversaire sont-elles sans commune mesure par leur ampleur ?

« Ce n’est pas la première fois. Déjà, on a beaucoup commémoré la mort de Charles IV en 1978, beaucoup en Allemagne mais en République tchécoslovaque aussi. Mais la mesure et la place qu’on donne cette année à Charles IV auprès du public sont assez uniques. Même quand on voit comment on a commémoré Jan Hus l’année dernière ou comment on a commémoré les événements ou les personnages historiques durant les années après la Révolution de velours, l’ampleur de ces fêtes est vraiment unique. »

Comment expliquez-vous qu’il y ait autant d’expositions, de manifestations organisées par l’Etat tchèque, par les institutions culturelles, que les médias en parlent autant ?

Charles IV,  photo : ČT24
« Je crois que pour les hommes politiques, c’est un personnage que se prête très bien à une utilisation ou à une instrumentalisation parce que c’est quelqu’un qui représente le pouvoir officiel et qui a fait beaucoup de bien. C’est en tout cas l’image générale. Donc, si quelqu’un comme le gouvernement ou les hommes au pouvoir au sein de l’Etat tchèque se présentent comme des mécènes, comme des personnes qui ‘règnent bien’, l’image de Charles IV en tant que le roi idéal est très bien utilisable dans ce contexte. C’est pour cela, je crois, que le gouvernement et les ministères ont beaucoup subventionné la commémoration de Charles IV cette année. »

Couronne de Bohême sous Charles IV,  photo :  Maximilian Dörrbecker,  CC BY-SA 2.0
N’y-a-t-il pas aussi l’image de Charles IV comme une figure emblématique de la « nation » tchèque. On parle de « père de la nation tchèque », de « père de la patrie » avec le titre « otec vlasti ». Quel sens ces expressions peuvent-elles revêtir ?

« Le sens médiéval de ‘père de la patrie’, c’est bien une commémoration de l’antique, mais on a utilisé cela à propos de l’enterrement de Charles IV, c’est vrai. Mais cette interprétation de Charles IV en tant que héros national est une mauvaise interprétation je dois dire. Cela peut même être dangereux car il peut être utilisé dans le discours de nos jours, dans un discours un peu nationaliste, ce qui est faux. Charles IV, en tant qu’empereur universel, et en plus en tant que roi du royaume de Bohême, où vivaient ensemble les Tchèques, les Allemands et les Juifs, est plutôt ou peut plutôt être vu au contraire comme quelqu’un qui ne joue pas cette carte nationale. »

Jan Hus
Ce concept de nation dans son sens contemporain a été façonné au XIXe siècle mais le terme existe aussi au Moyen Âge. Pouvez-vous nous dire ce que reflète ce terme de nation au Moyen Âge, à l’époque de Charles IV ?

« A cette époque, on utilisait la nation dans deux sens principaux. Le premier, c’était la nation universitaire, la nation comme système de regroupement des étudiants à l’université. Mais cela a aussi joué un rôle avec une nation tchèque à l’université. Ensuite avec Jan Hus, on a forgé un nouveau sens de la nation tchèque d’après la foi, le sang et la langue. Mais c’est après Charles IV. A l’époque de Charles IV, on a aussi utilisé un peu la nation ; les historiens parlent de ‘nation politique’, c’est-à-dire la noblesse qui représente une sorte de peuple, d’Etat au sens médiéval. Dans ce contexte, on utilise aussi la nation en tant que telle ; c’est comme en France, on utilise la nation française contre les Anglais pour s’identifier contre quelqu’un d’autre. C’est cela : la nation au Moyen Âge, on la définit contre quelqu’un, contre l’autre. »

Charles IV,  photo : Adriana Krobová,  ČRo
Cette vision un peu mythifiée de la personnalité de Charles IV, telle qu’elle est célébrée en ce moment, peut-on déterminer comment elle s’est construite avec le temps ?

« Ce qui m’intéresse et c’est justement le sujet du livre sur lequel je travaille, c’est comment cette image de roi idéal a été construite, déjà à l’époque de Charles IV, à sa cour, par les auteurs qui ont écrit, travaillé au service du roi et empereur Charles IV. C’est ce qui m’intéresse, comment il a été présenté comme un roi pieux, comme un roi sage, comme quelqu’un qui sait utiliser les rituels et qui instrumentalise aussi le passé. C’était le cas de Charles IV. Il a beaucoup utilisé le passé pour montrer qu’il s’inscrivait dans la continuité depuis toujours et pour toujours. »

Saint Venceslas,  photo : Kristýna Maková
Il a écrit ou fait écrire une hagiographie de Saint Venceslas. Il fait aussi façonné la couronne de Saint Venceslas. C’est cette idée de se montrer un continuateur des Přemyslides ?

« Oui, c’est cette idée et en plus, l’image de Saint Venceslas dans cette légende, écrite, rédigée par Charles IV, c’est beaucoup plus l’idéal du XIVe siècle que la vie de Venceslas en tant que telle. Il projette sa vision, il se projette en fait dans ce Saint Venceslas et c’est justement la façon dont il utilise ces modèles et personnages historiques pour montrer qu’il ressemble à ces personnages historiques et que cela le légitime encore plus dans sa position. »

Jean l’Aveugle,  photo : Public Domain
Charles IV est issu de la dynastie des Luxembourg, qui est étrangère à la Bohême. Comment la noblesse, comment les habitants de la Bohême acceptent le fait que des souverains étrangers viennent prendre le pouvoir ? C’est quelque chose qu’on observe ailleurs dans la région, avec les Anjou par exemple en Pologne et en Hongrie…

« C’est vrai, Charles IV a vu que son père, Jean l’Aveugle, avait beaucoup de problèmes, de querelles plutôt, avec la noblesse tchèque et que sa position n’était pas tellement sûre, peut-être aussi à cause du fait qu’il était étranger. Charles IV a beaucoup utilisé le fait que sa mère était une Přemyslide, Elisabeth de Bohême était une princesse Přemyslide, et donc que lui-même descendait de cette famille. Il a beaucoup joué cette carte. Par exemple aussi dans l’ordre de couronnement, il travaille avec le fait qu’à Vyšehrad, d’après la légende, c’est là que Libuše et Přemysl le Laboureur auraient fondé la dynastie Přemyslide. Il voulait montrer que les Luxembourg, bien qu’étant une dynastie un peu étrangère, qu’ils règnent, que lui règne dans le sillage, dans la même direction que les Přemyslides, qu’il est un continuateur.

Charlemagne
Mais, bien sûr, comme il était non seulement roi de Bohême mais aussi empereur, de l’Empire romain, il devait aussi jouer une autre carte, se montrer en tant que continuateur des empereurs, surtout de Charlemagne qui était un personnage qui était un personnage historique absolument important pour sa politique. Et donc, dans l’espace de l’empire, il préfère se montrer comme descendant de la lignée des Carolingiens dont il est aussi le continuateur au niveau politique. »

Charles IV passe une grande partie de son enfance à l’étranger et notamment en France. Quelle est cette éducation que reçoit Charles IV à la cour de France ?

« C’était la meilleure éducation qu’il pouvait obtenir en Europe à cette époque. C’était très malin de la part de Jean l’Aveugle de l’envoyer à la cour de France parce que c’est là où il apprend le latin, à lire et même à écrire. Il était capable de rédiger des ouvrages, de lire, d’écrire et même de parler en latin. On sait par exemple que, quand il a visité la France à la fin de sa vie, il a prononcé un discours devant le maître de la Sorbonne en latin. Il écrit dans son autobiographie, dans laVita Caroli, que le roi de France lui laissait apprendre le latin, lire et écrire, bien qu’il ne fût pas lui-même capable de le faire. C’était vraiment un bon endroit pour un prince pour obtenir une éducation.

Philippe VI
Ce qui est aussi important, c’est ce qu’il a vu à la cour de France, en ce qui concerne les cérémonies, le système de représentation de la dynastie, comment on utilise la visibilité de la dynastie dans l’espace public, ce qui était le cas dans le Paris médiéval déjà sous les derniers Capétiens mais aussi sous les premiers Valois. C’est ce qu’il a vu. En plus il a vu comment une dynastie finit et une autre arrive sur le trône. C’est assez intéressant parce que c’est un événement assez rare. Nous savons par exemple qu’il a assisté au sacre du premier roi Valois, Philippe VI. Dans mes recherches, j’ai surtout insisté sur la façon dont il a travaillé avec ces modèles plus tard en Bohême à sa cour. »

Justement, quels sont les outils de légitimation d’une dynastie qu’il a pu observer à la cour de France et qu’il a pu réutiliser ensuite une fois devenu roi de Bohême et empereur du Saint-Empire ?

La chapelle de Saint Venceslas dans la cathédrale Saint-Guy de Prague,  photo : Eva Turečková
« C’est surtout le passé. Comment on peut utiliser le passé. On peut par exemple faire voir qu’il est continuateur. On peut par exemple faire peindre un arbre généalogique où il est ensemble avec les dynasties précédentes. On peut aussi réutiliser des rituels ou des rites, qui font penser au passé. C’est le cas du sacre de Bohême : le nouveau roi doit aller en procession depuis le château de Prague jusqu’à Vyšehrad puis entrer dans Prague.

En France, on a beaucoup utilisé Saint Louis en tant que symbole d’un saint dynastique. Ce n’était pas tellement possible en Bohême mais il a beaucoup utilisé Saint Venceslas. Déjà son premier nom était Venceslas. Il a beaucoup utilisé le culte de Saint Venceslas. La couronne s’appelle Saint Venceslas. Elle devait être sur la tête de Saint Venceslas. Il y a l’épée de Saint Venceslas, la légende de Saint Venceslas, la chapelle de Saint Venceslas dans la cathédrale. Cela joue un rôle important parce que c’était un saint bien sûr mais ce n’était pas un saint universel. C’était le saint qui était le patron du royaume de Bohême, une sorte de duc éternel qui donne de temps en temps sa couronne à certaines personnes qui règnent pour lui. Cette vision était déjà valable sous les derniers Přemyslides. Charles IV a réutilisé cette idée. »

Joyaux de la couronne tchèque,  photo : ČTK
C’est une dimension sacrée de cette couronne ? Celui qui la porte est légitime à gouverner…

« Oui, cette dimension sacrée est aussi très importante pour Charles IV. Il a beaucoup joué avec l’idée que quelqu’un qui est oint, qui est sacré, pendant le sacre, pendant le couronnement, est élu par Dieu pour régner sur le peuple de son royaume. »

Parlons un peu de ces joyaux de la couronne qui sont montrés au cours de ce mois de mai au château de Prague et qui constituent visiblement un des événements majeurs des festivités du 700e anniversaire. Comment appréhendez-vous ce qui s’apparente à une nouvelle cérémonie très symbolique ?

« Je ne veux pas être trop sévère mais il me semble que cela s’apparente à montrer des reliques dans le sens médiéval. Au Moyen-Âge, on montrait beaucoup les reliques. Charles lui-même a inauguré une grande fête sur l’actuelle place Karlovo náměstí (la place de Charles) où étaient montrées des reliques, dont même la couronne de Charlemagne. Il me semble qu’aujourd’hui c’est la même chose. Cela fonctionne dans le même style. Nous sommes dans une république mais notre système républicain est très bien ancré dans le passé monarchique. La façon dont les présidents, surtout les deux derniers (Václav Klaus et Miloš Zeman, ndlr), utilisent ces reliques de l’Etat médiéval tchèque, c’est presque royal. »