Claire Fontaine: «Bartleby ou la grève humaine»

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Depuis la mi-février et jusqu’au 11 mars, la petite Galerie etc., en collaboration avec la Galerie TranzitDisplay, propose le travail de deux artistes français, Etienne Chambaud et Claire Fontaine autour de l’œuvre – parfois trop méconnue – d’Hermann Melville, Bartleby le scribe. Hermann Melville, dont on connaît en général Moby Dick, et rien d’autre… Claire Fontaine était à Prague pour une conférence et pour le vernissage de son travail. Enfin, Claire Fontaine… quand on dit Claire Fontaine, il faudrait toutefois un peu préciser. Car Claire Fontaine n’est pas une personne physique à proprement parler, mais un collectif formé par deux artistes parisiens : James Thornill et Fulvia Carnevale. Et c’est elle qui a précisé qui est ou ce qu’est Claire Fontaine.

« Ça n’est pas une personne, c’est un nom fictif qu’on a donné à un espace collectif partagé par plusieurs personnes. C’est un nom qui vient des cahiers qui ont ce nom là. C’est le nom de la page blanche. Et c’est aussi un nom qui vient de l’urinoir de Duchamp dont le titre était ‘Fontaine’, un des premiers ready-made de l’histoire de l’art moderne. C’est un nom dont on voulait qu’il signifie quelque chose et en même temps qui soit un nom de femme qui puisse être compris comme le nom d’une artiste femme. »

Quand vous dites ‘plusieurs personnes’, c’est quelque chose de mouvant, de changeant, selon les projets ?

« Non, on est deux. Mais notre idée, c’est que Claire Fontaine est un espace dans lequel tous les techniciens, tous les gens qui travaillent avec nous pour rendre notre travail possible sont inclus automatiquement. L’idée c’est ce que nous sommes les assistants de Claire Fontaine, c’est d’ailleurs comme cela que nous nous définissons. Parce qu’en effet on passe notre temps à faire des tâches grégaires. On insiste beaucoup sur le caractère non-souverain de l’artiste, de la créativité. L’artiste n’est pas ce génie qui tout seul, crée des choses nouvelles, mais c’est quelqu’un qui collabore, fait des compromis, discute… »

Depuis quand existe Claire Fontaine et quels sont ses outils de création ?

« Claire Fontaine existe depuis 2004, sa première exposition date de janvier 2005 à Berlin. Ses outils de création sont divers, on travaille avec plusieurs médias : on fait des sculptures, des néons, de la peinture, mais aussi des textes. Par exemple dans cette exposition on a une sculpture et un texte. »

Vous parliez toute à l’heure de Duchamp et du premier ready-made : pourriez-vous redéfinir le ready-made et nous dire en quoi le concept est important pour Claire Fontaine ?

Marcel Duchamp avec le ready-made
« Le ready-made, à l’origine, ça vient du mot français ‘prêt-à-porter’ et qu’il a traduit en anglais pendant ses années d’exil en Amérique. C’est un terme que Duchamp a utilisé pour décrire une opération qu’il a commencée à faire : le premier ready-made, c’était la roue de bicyclette que tout le monde doit connaître. Il l’avait installée sur un escabeau, dans son atelier et qu’on peut faire tourner dans l’espace. Il expliquait aux gens que ça lui procurait de la joie de voir tourner cet objet. L’opération, dont je parlais, c’est de prendre un objet vulgaire, qui existe dans le commerce, un objet banal qui normalement a une fonction, et de le transformer en œuvre d’art en le transportant dans le champ artistique. Cette opération qui a l’air arbitraire répond en fait à un certain nombre de critères. Duchamp insistait sur le fait qu’il fallait limiter le nombre de ready-made parce que sinon ça n’a plus de sens. En fait, c’est une opération politique parce que cet objet qui était vulgaire et qui était un objet parmi d’autres, devient tout à coup devient un objet exceptionnelle. Pour nous, c’est très important cette dimension politique. Mais cette opération est aussi importante pour ce qu’elle fait à l’artiste : elle transforme le rôle de l’artiste, ce n’est plus celui qui crée, qui fabrique, qui produit l’œuvre d’art… »

L’artiste n’est plus un démiurge…

« Non, c’est celui qui doit l’élire parmi la multitude des objets vulgaires. C’est celui qui ne rajoute plus un objet au monde déjà surpeuplé par les objets de notre temps, mais qui transforme l’objet par un choix, un geste. Duchamp explique lui-même que c’est quelque chose qui a des conséquences directes sur le rôle de l’artiste. C’est ce qui nous intéresse notamment dans le concept de l’artiste ready-made que nous développons dans le texte exposé ici. »

On va y venir à cette exposition. Vous exposez donc, Claire Fontaine, à la galerie etc. dans la rue Kateřinská à Prague. C’est une exposition à deux puisque Claire Fontaine expose avec un autre artiste français, Etienne Chambeau. Cette exposition s’appelle « Bartleby, le scribe », d’après la nouvelle ou le court roman d’Hermann Melville. Bartleby, c’est un personnage un peu particulier, c’est celui qui répond toujours à toute demande : ‘I would prefer not to’, en français ‘Je préférerais ne pas’. Comment avez-vous travaillé sur ce thème et pourquoi ?

« Bartleby était une référence pour nous dès le début parce que c’est un être absolument émouvant. C’est quelqu’un qui change les choses en faisant moins, et non pas en faisant plus. C’est donc très intéressant de voir ce que sa préférence négative entraîne en termes de dynamique. Il y a une très belle interprétation de Gilles Deleuze et Giorgio Agamben sur ce sujet. Bartleby ressuscite la puissance, la possibilité dans l’espace très triste d’un cabinet d’avocat de Wall Street où il fait le travail le moins intéressant et le plus lointain de celui de l’artiste : c’est un travail de copiste qui aujourd’hui a disparu. Un jour il décide de s’interrompre, sans raison apparente. Pour nous, c’est une figure qui a aussi rapport aux mouvements féministes, car c’est quelqu’un qui décide d’interrompre sa tâche pour changer sa position sociale et professionnelle au bureau. Il le paye très cher d’ailleurs, puisqu’il meurt en prison. Mais tout de même il mine la virilité de l’avocat qui l’embauche qui est son chef. Il transforme quelque chose pour toujours, au moins dans l’esprit des lecteurs. C’est une référence qui est importante pour nous parce que Bartleby est aussi le nom de l’espoir. Et c’est aussi le nom d’un gréviste très particulier car nous l’associons à un concept qu’on a créé il y a quelques années, qui est justement expliqué dans le texte de l’exposition. »

Il s’agit en effet du concept de ‘grève humaine’. Pourriez-vous préciser de quoi il retourne ?

« Cela vient de l’idée que la sphère professionnelle a avalé beaucoup d’autres sphères de la vie donc c’est très difficile de la séparer des autres zones de l’existence humaine. Aujourd’hui pour se rebeller, pour transformer quelque chose dans sa vie, dans sa condition sociale, il faut imaginer une grève qui soit plus vaste qu’une grève générale et qui soit une grève qui puisse être pratiquée par n’importe qui. C’est donc une grève dont le terrain d’action se trouve dans les relations humaines, où se trouve la racine des relations professionnelles qui produisent l’exploitation. C’est une grève qui a été pratiquée, comme je le disais auparavant, par les féministes en refusant de se coller au rôle qui leur était attribué, en donnant une autre image que ce qu’elles étaient et en demandant une vie différente. C’est aussi cette grève qui correspond à la définition que Michel Foucault donnait à toute insurrection : ‘Il nous faut changer nous-mêmes’. Ce n’est pas seulement une revendication ponctuelle, c’est une revendication radicale et vaste de l’existence. »

En tout cas, il faut relire ou lire tout court Hermann Melville, et Bartleby en particulier. Pourriez-vous pour finir nous parler des œuvres que vous exposez ?

« Il s’agit d’une sculpture composée de deux briques qui ont une couverture qui a été modifiée pour faire exactement la taille de la brique. L’une est recouverte de la couverture de l’édition bilingue de Bartleby, le scribe, l’autre c’est celle d’une publication sortie en 1993 chez Quodlibet qui rassemble un écrit de Deleuze sur Bartleby et un écrit d’Agamben qui s’intitule ‘Bartleby ou la formule de la création’. Donc ces deux sculptures qui en forment une font référence à cette pratique qui consiste à lancer un bout de brique entouré d’un papier avec un message dans la fenêtre de quelqu’un, comme avertissement. Ce sont donc des sculptures qui transforment le livre en brique, mais qui a aussi une valeur d’usage, celle de transformer le livre en arme, de façon très littérale. »