Collaboration avec la police secrète communiste : l’étonnant tour de passe-passe d’Andrej Babiš
Le ministère de l’Intérieur slovaque a annoncé, lundi 21 octobre, être parvenu à un accord de conciliation avec Andrej Babiš qui exonère l’ancien Premier ministre tchèque et actuel leader de l’opposition des accusations selon lesquelles il aurait consciemment collaboré avec la StB, le funeste service de renseignement de l’ancienne Tchécoslovaquie. Bien que très critiqué des deux côtés de la frontière, cet arrangement aux relents d’échange de bons procédés politiques clôt très probablement pour de bon une bataille juridique longue de douze ans. Les historiens n’en restent cependant pas moins formels : sous le nom de code « Bureš » qui figure dans les documents d’archives, Andrej Babiš a bien participé en qualité d’agent, dans les années 1980, aux activités de la police secrète communiste.
Près de trente-cinq après l’effondrement des régimes communistes, le passé des responsables politiques dans les pays d’Europe centrale et de l’Est demeure un sujet toujours extrêmement délicat. La collaboration d’Andrej Babiš avec ce qui s'appelait alors la Sécurité d’État (Státní bezpečnost - StB), le service de police politique, de renseignement et d’espionnage dans l'ancienne Tchécoslovaquie, constitue un parfait exemple de la complexité de ces affaires qui ressemblent souvent fort à des cas de conscience.
S’il n’avait pas décidé, au début des années 2010, de se lancer en politique en clamant haut et fort son intention de lutter contre une corruption qu’il prétendait omniprésente dans les milieux politique et des affaires, le milliardaire tchèque d’origine slovaque aurait probablement pu continuer à dormir sur ses deux oreilles jusqu’à la fin de ses jours. Comme tant d’autres hommes d’affaires peu scrupuleux qui ont profité tout à la fois des relations et avantages qu’ils possédaient déjà avant la fin du régime communiste et de la vaste transformation politique et économique qui a suivi celle-ci pour faire fortune.
Mais ce sont précisément ses ambitions politiques qui ont valu à Andrej Babiš de voir son trouble passé d’ancien jeune cadre prometteur d’une entreprise de commerce extérieur de Bratislava remonter à la surface.
En décembre 2011, c’est d’abord le site d’actualité Euro.cz qui avait ainsi publié des photocopies de documents issus des archives de la StB qui laissaient apparaître littéralement noir sur blanc que l’homme d’affaires avait été un confident de la police secrète à partir de 1980, avant d’en devenir un agent en bonne et due forme deux ans plus tard. Une accusation de collaboration forcément très nuisible pour la nouvelle carrière politique d’Andrej Babiš et contre laquelle celui-ci s’est toujours défendu bec et ongles, jusqu’à porter l’affaire devant la justice de son pays de naissance.
Si le dossier en question est archivé à Bratislava, il demeure toutefois incomplet, une grande partie des documents concernant Andrej Babiš ayant été détruits en décembre 1989 au moment de la révolution.
En janvier 2012, suite donc à la publication par les médias des documents encore existants aujourd’hui, Andrej Babiš avait porté plainte contre l’Institut slovaque de la mémoire de la nation (ÚPN) devant la Cour de Bratislava. Et ce, afin de faire retirer son nom - enregistré sous le nom de code « Bureš » et le numéro de référence obligatoire - des archives de la StB et ainsi être blanchi de tout soupçon de collaboration « intentionnelle ». Un objectif toutefois jamais atteint puisque, de jugement en jugement, d’appel en appel, la Cour constitutionnelle slovaque avait finalement rejeté la plainte en février dernier, rendant un verdict certes forcément très mal accepté par Andrej Babiš mais qui semblait alors définitif.
Endossant le costume de bouc émissaire et affirmant être la victime d’un complot contre sa personne, le chef du mouvement populiste ANO, principale force actuellement de l'opposition à la Chambre des députés, s’est alors tourné, via ses avocats, vers le ministère de l’Intérieur slovaque, comme l’a lui-même confirmé le ministre Matúš Šutaj Eštok.
Et c’est ce même ministère qui, lundi, huit mois donc après la décision de la Cour constitutionnelle, a annoncé qu’un accord de conciliation avait été trouvé avec Andrej Babiš.
Pour justifier cette décision qui a surpris nombre d’observateurs, Matuš Šutaj Eštok a fait part de la volonté du ministère « d’éviter des pertes économiques ». Selon lui, deux analyses juridiques commandées par le ministère ont établi que sur la base des documents conservés dans les archives, il était impossible de parvenir à la conclusion sans équivoque qu’Andrej Babiš aurait consciemment collaboré avec la StB. Par conséquent, toujours selon les mêmes analyses (que le ministère n'a pas montrées et dont personne ne sait rien), il existait un risque élevé pour l’État slovaque de perdre le procès dans le cas où le litige aurait de nouveau été tranché par la justice et, donc, de devoir régler d’importants dommages et intérêts à Andrej Babiš. « Un risque inacceptable dans le contexte d’une gestion rigoureuse des finances publiques », toujours selon le ministère.
Mais bien plus que cette volonté déclarée de faire des économies de temps et d’argent, beaucoup en Tchéquie comme en Slovaquie voient derrière cette décision d’abord un arrangement politique, et ce, même si Matuš Šutaj Eštok, dont l’opposition réclame depuis la démission, s’en est bien évidemment défendu :
« Dans ma vie professionnelle, je prends des décisions qui reposent sur des preuves et sur des faits. Ces décisions sont prises dans le respect de la loi, et dans le cas présent, la politique n’a absolument rien à voir. »
De son côté, sur le réseau social X, le principal intéressé, Andrej Babiš, s’est empressé de se féliciter de l’annonce du ministère de l’Intérieur slovaque en déclarant : « Même s’il a fallu 12 ans, la vérité et la justice ont fini par prévaloir. » Un avis que ne partage cependant absolument pas le journaliste d’investigation Jaroslav Spurný qui, pour le quotidien libéral Respekt, suit cette affaire depuis le début :
« Pas plus la vérité que la justice n’ont prévalu ici. Sur le plan de la justice, il s’agit même d’un accord très étrange qui, certes, a été validé par la justice, mais uniquement parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement. Cet accord ne nous dit rien sur le fait qu’Andrej Babiš a bien appartenu ou non à la StB en qualité d’agent. En aucun cas il ne s’agit d’un accord juste ou fondé sur des faits, sur des indices ou des preuves, et par conséquent la vérité fait également défaut. En résumé, on prétend quelque chose (qu’Andrej Babiš n’a pas collaboré avec la StB) sur la base d’une décision biaisée. »
Interrogé par la Télévision tchèque, Petr Blažek, historien du Musée de la mémoire du XXe siècle, a, lui, réagi à l’annonce venue de Bratislava en déclarant qu’il n’avait encore jamais été confronté à ce type de procédure dans ce genre d’affaires. Une analyse partagée par le journaliste Jaroslav Spurný, lui aussi très étonné de la nature de cet accord :
« C’est inhabituel, car il ne s’agit pas d’un différend commercial ordinaire portant sur la question de savoir quelle partie a raison et quelle autre partie a tort et où il est possible de parvenir à un règlement. Dans le cas d’Andrej Babiš, il s’agit de l’interprétation de faits historiques et de l’histoire. On ne peut donc pas convenir d’une sorte d’accord à l’amiable pour déterminer si l’histoire était telle ou telle à l’époque. On ne peut pas prétendre ne rien savoir de cette histoire et donc convenir d’un arrangement, car il existe des faits. C’est une très mauvaise chose qui, encore une fois, est tout à fait inhabituelle. »
À Prague comme à Bratislava, beaucoup d’observateurs estiment que cet accord, un an précisément après le retour au pouvoir de Robert Fico en Slovaquie, est surtout le fruit d’un échange de bons procédés politiques. Matuš Šutaj Eštok, le ministre de l’Intérieur slovaque, est en effet aussi le leader du parti HLAS (social-démocratie, tendance populiste), un parti fondé par l’actuel président de la République Peter Pellegrini, un allié de Robert Fico qu’Andrej Babiš a vivement soutenu lors de la campagne électorale au printemps dernier.
C’est d’ailleurs pourquoi le Premier ministre tchèque, Petr Fiala, a réagi à l’annonce de la conciliation en la qualifiant « d’accord politique absolument incroyable » et de « simple deal qui a remplacé le jugement d’un tribunal indépendant ».
Reste que selon le président du conseil administratif de l’ÚPN, Jerguš Sivoš, aussi suspect cet accord puisse-t-il être sur la forme, il ne change rien au fond de l’affaire :
« Les documents (d’archives) établissent clairement non seulement la légitimité de l’enregistrement du nom d’Andrej Babiš comme collaborateur secret dans les dossiers de la StB mais aussi, plus encore que cela, le fait qu’il a participé activement aux activités du service secret communiste. »
Un avis partagé par Beata Balogová, rédactrice en chef du quotidien libéral slovaque SME, un média hostile à la politique populiste menée par Robert Fico, qui lui aussi verrait d’un bon œil un retour au pouvoir d’Andrej Babiš en Tchéquie :
« C’est une chose terrible… Je pense que le ministère de l’Intérieur ne devrait pas se prononcer sur ce genre d’affaires et devrait s’en tenir à ce que dit l’ÚPN, à savoir que ces documents sont valides. Ces documents démontrent que l’enregistrement d’Andrej Babiš comme agent de la StB était légitime et qu’il ne s’agit pas d’une histoire inventée. Autrement dit, même si le ministère a fait ce geste, cela ne permet pas de réécrire la vérité historique pour autant. »
Peut-être pas effectivement de réécrire l'histoire, mais ne serait-ce que pour Andrej Babiš et ses électeurs, au moins de la réinterpréter. À un an des élections législatives, dont son mouvement ANO apparaît pour l’heure comme le grand favori, ce coup de pouce venu de Slovaquie n’est donc probablement pas tout à fait anodin.