En Tchécoslovaquie, le samizdat comme émanation du « meilleur de la nation »
« Samizdat. Publications clandestines et autoédition en Europe centrale et orientale 1950-1990. » C’est le titre d’un ouvrage collectif paru récemment aux éditions Nouveau Monde. Alors que la Tchéquie vient de proclamer le 12 octobre Journée du samizdat, Radio Prague Int. a demandé à Hélène Camarade professeure en études germaniques à l’Université Bordeaux-Montaigne et Xavier Galmiche, professeur et spécialiste de littérature tchèque, deux des auteurs et co-directeurs de cet ouvrage de revenir sur l’histoire de ce système d’autoédition derrière le rideau de fer, ainsi que sur la façon dont ils percevaient la mise en avant officielle de cette production clandestine.
HC : « Je trouve que c’est une initiative intéressante. Cela me paraît étrange également, vu de l’extérieur. Je n’imaginais pas que c’était quelque chose de si important en Tchéquie. Ce serait difficilement imaginable en Allemagne, si je fais la comparaison avec ce pays que je connais bien. En effet, le samizdat est-allemand a été beaucoup moins vigoureux que le samizdat tchèque ou polonais. Cela s’explique par l’existence d’une deuxième Allemagne où on parlait allemand et où la parole et l’écriture pouvaient circuler via un deuxième espace public. On a donc eu moins besoin de s’exprimer par le samizdat en Allemagne de l’Est. C’est donc plus tardif, et beaucoup moins vigoureux. »
Xavier Galmiche, que pensez-vous de cette initiative de proclamer le 12 octobre Journée du samizdat ?
XG : « Je dirais qu’elle est très claire, très évidente d’une certaine façon puisque, comme on a essayé de l’expliquer marginalement dans notre livre, cela rejoint pour les Tchécoslovaques – peut-être encore plus pour les Tchèques que les Slovaques – une dimension identitaire. Il y a quelque chose de fondateur dans l’histoire – à très long terme – de la censure qui n’est pas limitée à l’époque d’un totalitarisme du XXe siècle, qu’il soit communiste ou nazi. Il y a cette idée que le meilleur de la nation ou de la communauté se retrouve dans des activités qui sont forcément sous le manteau, ou discrètes, voire secrètes. Par ailleurs, je me demande quelles sont les motivations politiques de cette journée. Il y a beaucoup de journées tout le temps. On peut s’interroger sur ce besoin de célébration, de sacralisation. Je dirais quand même que la proclamation de cette Journée du samizdat fait un contraste très frappant avec la situation en France où le mot ‘samizdat’ est quasi inconnu. On passe notre temps à expliquer ce que cela veut dire. Les gens qui découvrent le mot sur la couverture le prennent parfois pour un mot japonais. »
C’est peut-être un biais de ma part, mais j’étais persuadée que tout le monde savait plus ou moins ce que c’était. Pourrait-on redéfinir ce qu’est le samizdat ?
HC : « C’est un terme qui remonte aux années 1950 et qui est un néologisme créé par un auteur russe quand il a lui-même voulu éditer des poèmes, autoédités donc. Samizdat, en russe, veut donc dire autoédition. Ce terme a eu plutôt une existence dans la langue russe, mais plutôt peu dans les autres pays d’Europe centrale et orientale à cette époque. C’est un terme qui a été pratique après, dans les années 1990, pour désigner ce phénomène de l’autoédition clandestine ou semi-clandestine dans toutes ses variantes et spécificités, qui est un phénomène qu’on a observé dans tous les pays du bloc dit ‘de l’Est’. Cela recoupe l’autoédition écrite : cela peut être des revues, des ouvrages, des livres d’art, tout ce qui relève de l’écrit. Il y a eu aussi des formes dérivées, correspondant à la culture des années 1980, avec des enregistrements audio, par cassettes, que ce soit de la musique, des conférences, de la poésie. C’est une autre façon d’autoéditer puis de diffuser clandestinement – ou semi-clandestinement. »
Il est intéressant que vous parliez des supports, en l’espèce soit papier soit audio via une bande magnétique. Peut-on parler du samizdat papier ? Sur quoi sont-ils imprimés ? Comment autoédite-t-on des textes derrière le rideau de fer ?
HC : « Cela demande beaucoup de logistique : c’est une des entraves importantes. Il faut avoir du papier en quantité suffisante, mais aussi des moyens d’impression et de reproduction. Le samizdat le plus élémentaire sera celui qui est tapé à la machine à écrire avec des feuilles de carbone pour avoir plusieurs exemplaires, et qui va être ensuite reproduit, retapé. Il peut y avoir des samizdats d’artistes avec de petites nuances d’une version à une autre car retapé à chaque fois sur une machine à écrire. A l’inverse, on a des samizdats édités à de plus grandes quantités qui vont être ronéotypés sur des machines à alcool et qui vont atteindre des diffusions plus importantes. Il y a une très grande diversité dans le samizdat qui peut être édité à quelques exemplaires ou à plusieurs centaines, qui peut être une feuille volante unique, un ouvrage relié ou encore une revue qui peut atteindre une centaine de pages. Mais la question technique, logistique, est centrale : cela implique un accès à du papier et tout un réseau pour mettre en place toute la production et la diffusion. »
Vous couvrez toute la période des régimes communistes dans cette région depuis les années 1950 jusqu’aux années 1990. On pourrait penser que la période du samizdat se concentre sur les années 1970-1980, mais leur production a commencé très tôt. Peut-on s’attarder sur la spécificité des années 1950 par rapport aux années postérieures qui sont davantage celles d’une explosion du samizdat ?
XG : « On peut différencier cette chronologie qui paraît vaste quand on lie la question du samizdat à celui de la dissidence. En fait on sait que la dissidence organisée est un phénomène des années 1970. Les chercheurs ont donc parlé de ‘proto-samizdat’ pour la période précédente. Si on parle du cas tchèque, le mot ‘samizdat’ est compliqué même s’il fait finalement consensus. La bibliothèque à Prague, qui a collectionné cette section de l’histoire du livre s’appelle Libri Prohibiti, et évite le terme de ‘samizdat’ alors qu’on en parle par ailleurs tout le temps. Pour revenir aux années 1950, la fabrication du livre indépendant est quelque chose qui naît spontanément dans des situations de censure. Les premiers faiseurs de samizdats sont des gens qui veulent éditer des livres dont ils savent pertinemment qu’ils n’ont aucune chance d’être acceptés dans le circuit officiel. J’aime à rappeler qu’une des premières éditions de textes indépendants tchèques, c’est autour de Jiří Kolář, Bohumil Hrabal, dans une édition qui va s’appeler Půlnoc, éditions de Minuit, donc, une façon pour eux de rendre hommage aux éditions de Minuit qui étaient nées dans la contexte français dans l’édition clandestine antinazie. Cela pose la question d’une sorte d’archétype de l’édition libre qui structurellement naît dans toutes les situations d’interdiction culturelle. »
Vous évoquiez une potentielle différence entre la partie tchèque et la partie slovaque de l’ex-Tchécoslovaquie au niveau de l’édition du samizdat. Pouvez-vous nous en dire plus ?
XG : « C’est une question compliquée. Je pense qu’il faut revenir au lien qui n’est pas évident entre samizdat et dissidence. On sait que la dissidence tchécoslovaque a été très forte du côté tchèque et numériquement faible du côté slovaque. Cela s’explique aussi par le contexte politique d’une censure moins active du côté slovaque. On se souvient de ces ouvrages, comme Foucault, dont la traduction était interdite côté tchèque, mais qui sortaient en slovaque. Il y avait donc un régime différencié. D’autre part, on a tendance à surévaluer cette prééminence tchèque par rapport aux Slovaques parce que traditionnellement ce qu’on révère dans la tradition du samizdat, c’est l’engagement politique, quelque chose de l’ordre de la société civile, avec des valeurs démocratiques etc. Mais si vous interrogez d’autres aspects du samizdat, qui n’est qu’un médium qui peut servir n’importe quelle cause, des causes ultra-minoritaires voire violentes, des causes religieuses comme il y a eu des samizdats religieux en Slovaquie, alors tout change. Même en termes de nombre de copies, il y a des réseaux très actifs en Slovaquie. La recherche sur les samizdats qui a redémarré il y a une dizaine d’années est devant des défis d’évaluation quantitative. »
Le samizdat a été produit dans de nombreux pays de cet ancien bloc de l’Est et dans différentes langues. Quelles sont les thématiques communes qu’on retrouve dans cette production ?
HC : « On va surtout retrouver la question des droits humains. Surtout dans les années 1970, on va avoir des textes de nature politique qui vont traiter de la question des droits humains, de l’emprisonnement. Il y a aussi des thèmes plus mineurs, mais significatifs, qu’on retrouve dans plusieurs pays au même moment : on retrouve par exemple le thème de l’écologie qui est marginal mais qui va être présent, avec des revendications dans certains pays de rendre publiques certaines catastrophes écologiques qui ont été cachées par les gouvernements. C’est évidemment le cas pour l’accident de la centrale de Tchernobyl. Il y a en effet la catégorie à part des samizdats religieux qu’on va retrouver en Pologne, mais pas uniquement. Il y a des samizdats juifs, catholiques et autres. Parmi les thématiques minoritaires mais qui se sont révélées représentées dans plusieurs pays, on a aussi des samizdats qui traitent des droits des femmes et des droits des homosexuels. Parfois ce sont des causes communes, parfois elles sont distinctes. C’est minoritaire, tardif car on est à la toute fin des années 1980, mais on retrouve cela dans plusieurs pays. Il y aussi des questionnements artistiques avec, dans la subculture, des réflexions esthétiques qui n’ont pas cours dans les politiques culturelles des différents pays, soit sous la forme de textes avec des débats théoriques soit sous la forme de livres d’artistes qui vont créer de façon autonome, sous le manteau, pour faire connaître des œuvres qui seront ensuite exposées en appartement ou dans des réseaux souterrains. »
XG : « Hélène a prononcé le mot de ‘subculture’ et je pense que c’est un aspect important. Comme dans toute société, il y a des groupes subculturels qui ont des intérêts très divers. Et le samizdat convient bien à la demande de ces groupes. Un des articles du livre de notre collège slovaque Miroslav Michela s’intéresse à l’histoire des fanzines, le magazine des fans, qui est un phénomène qui existe beaucoup en Occident, et surtout en Amérique. Cette coïncidence est intéressante à analyser car cela continue dans les années 1990. Il y a aussi la question de l’extension géographique du livre. Notre livre est relativement petit, un peu plus de 300 pages et on ne peut pas tout traiter. En revanche, on a opté pour un principe assez radical : on a essayé d’évoquer des cas d’autoédition peu connus, ce qui concerne surtout des régions de l’URSS de l’époque, notamment du côté du Caucase. On a donc un article sur le samizdat en Azerbaïdjan, en Géorgie, en Arménie. Autant on avait l’impression de n’être que la caisse de résonance pour l’Europe centrale classique de recherches qui sont bien établies depuis trente ans, autant pour cette pointe orientale on avait l’impression de pousser nos collègues chercheurs à faire œuvre de pionniers. »
Y avait-il des traductions au sein du bloc, par exemple un samizdat tchèque qui va être traduit dans la langue d’un autre pays ?
HC : « C’est un phénomène qu’on a observé dans de nombreux pays. Il y a une circulation des idées et le samizdat est un vecteur de circulation de ces idées. Si je prends le cas de l’Allemagne de l’Est qui est celui que je connais le mieux, et pourtant peu développé, on va trouver des acteurs du samizdat parlant tchèque et polonais qui vont lire des samizdats tchèques et polonais puis faire des sélections de textes qu’ils vont ensuite traduire. Soit ce sont des publications d’extraits d’articles ou des traductions d’ouvrages non homologués. Tout cela va circuler sous le manteau. Il y a donc une circulation des idées et tout un travail de traduction certes artisanal, mais qui peut être très abouti. »
Qu’en est-il de l’archivage et de la conservation de ces samizdats ? Quand on pense à l’aspect matériel, souvent il s’agissait de supports pas forcément très pérennes, les samizdats pouvaient être imprimés sur du papier de mauvaise qualité. Sans compter tout ce qui a pu se perdre. Comment cela se passe-t-il pour retrouver ces sources premières ?
HC : « C’est très variable. Cela dépend des cultures des différents pays. Dans des communautés où le samizdat est très vivace, on observe des processus d’archivage antérieurs à la disparition du bloc où des groupes vont eux-mêmes conserver et archiver des exemplaires. Une fois que cela devient des matériaux historiques se pose la question de comment les choses se mettent en place. Là, c’est très variable. Il y a globalement un grand souci d’archivage, de volonté de rendre ces documents fragiles plus pérennes en les numérisant. Dans presque tous les pays il y a des fonds d’archives qui les conservent, comme Libri Prohibiti à Prague. Il y a aussi des projets de recherche et d’archivage qui sont menés dans différents pays, au Canada et ailleurs. Il y a une prise de conscience de ce que représente le samizdat comme document historique sur toute l’histoire du XXe siècle. »
Nous disions que le samizdat naissait dans des conditions d’oppression et de censure. Cela n’a pas disparu, les dictatures existent toujours dans le monde. Cela veut-il dire que le samizdat a toujours lieu d’être aujourd’hui, même à l’ère du numérique ?
XG : « Il y a un phénomène philologique intéressant, c’est la création du néologisme : ‘googleizdat’. On se souvient à travers la pratique d’internet de cette forme de création de textes et de diffusion. La vraie question est celle de la mutation technologique qui a commencé dès les années 1980 mais qui a explosé avec la question d’internet et du recours à celui-ci. La question intéressante qu’on ne pose pas dans le livre mais à laquelle on pense, c’est le phénomène d’exemple du samizdat en Iran, ou le fait que Václav Havel soit lu aujourd’hui en Chine dans des réseaux de personnes qui ont une vie extrêmement dure. »