Controverses : La photographie, une question d’interprétation
La galerie du Rudolfinum propose jusqu’au 13 novembre une exposition intitulée Controverses, une histoire légale et éthique de la photographie. Cette exposition née à Lausanne, en Suisse, au Musée de l’Elysée, a déjà parcouru six pays depuis sa première édition en 2008. Rencontre aujourd’hui avec Christian Pirker, avocat à Genève et historien de l’art, mais aussi avec Daniel Girardin, conservateur au Musée de l’Elysée, qui est revenu sur la genèse de l’exposition.
Peut-on dire à cet égard qu’une photographie peut avoir plusieurs vies selon la période à laquelle elle est exposée ou publiée ?
« Absolument. C’est le cas notamment de photographies prises sous des dictatures, ou des photographies du corps, de la sexualité, qui sont faites dans des années de grande liberté sexuelle, au début du XXe siècle ou dans les années 1960, qui aujourd’hui posent problème parce que nous sommes dans une société qu’on dit politiquement correcte et qui applique un certain nombre de critères qui n’étaient pas les mêmes dans les années 1970. Notre idée était de comprendre à la fois quelles sont les lois qui s’appliquent à la photographie : il y en a beaucoup et elles sont complexes. Et puis de comprendre comment les photographies ont été perçues ou réprimées à des moments de la société. Nous voulions que ceux qui voient l’exposition réfléchissent à la photographie. Nous donnons des clés de compréhension : quand il y a controverse, on donne les deux points de vue, on les explique, nous sommes neutres, de manière à ce que le public se fasse une opinion, voire une conviction, mais qui n’est pas une certitude. Derrière il y a évidemment une réflexion permanente sur le droit de la photographie, des droits d’auteur, sur l’appropriation d’une photographie dans l’art contemporain. Mais c’est aussi une réflexion sur la représentation dans les sociétés. Cette question est millénaire, elle commence en Grèce au IVe siècle avant Jésus-Christ, elle traverse la fin de l’époque romaine, la Renaissance… »Donc les controverses ne sont pas nées avec la photographie, elles sont nées avec l’image et la représentation…
« Exactement. Il y a toujours une controverse autour de la question de la représentation ou en tout cas une volonté de contrôler les images, leur sens. C’est donc une lecture très politique de la question de la représentation. La photographie a concentré toutes les questions qui se sont posées avant à une échelle immense. »J’aimerais m’attarder sur une photographie en particulier et j’aimerais que vous m’expliquiez sa présence. Il s’agit de celle du mime Charles Deburau, fils du mime Jean-Gaspar Deburau il se trouve en outre qu’il était franco-tchèque d’origine. Pourquoi cette photographie de Deburau a-t-elle été sujette à controverse ?
« C’est une des premières photographies à avoir donné lieu à un procès qui a révélé beaucoup de choses. C’est un procès que Nadar aîné a fait à son frère Adrien Tournachon. C’était au début des années 1850, le frère aîné Nadar veut aider son petit frère et l’introduit dans la photographie. Le petit frère a beaucoup de succès et au lieu de se désigner comme Tournachon, il se fait appeler Nadar jeune. Il capte la clientèle et la célébrité de son frère aîné. Celui-ci fera un procès pour faire reconnaître son droit, non seulement sur les images qu’il fait, mais sur son statut de photographe. Ce premier procès révèle ce qui va devenir dix ans plus tard fondamental dans la photographie, c’est-à-dire le droit d’auteur et la reconnaissance du fait que celui qui fait une photographie fait une œuvre d’art et à ce titre-là, la reconnaissance de tous les droits intellectuels qu’obtiendrait un musicien, un peintre ou un écrivain. Donc cette photographie est très intéressante car c’est une des premières pour laquelle nous avons les minutes du procès. En outre, il ya un développement de toute la problématique par les avocats. Il est intéressant de voir quels sont les arguments qui sont déjà les mêmes que ceux qu’on défend aujourd’hui. »Quand on pense aux controverses, aux interdits, on pense évidemment à la censure. On pourrait se dire qu’ici, il y a beaucoup de photographies exposées mais qu’il y a peut-être absentes. Y a-t-il des photographies qu’on ne peut pas montrer dans le cadre d’une exposition telle que celle-ci ?
« Bien sûr, il y a deux cas. Il y a des photos pour lesquelles nous n’avons pas obtenu les droits parce que le photographe ou les ayants-droits ont refusé : il y a une dizaine de cas. Et puis il y a des photographies qui tombent sous le coup de la loi aujourd’hui. La question est à double sens : peut-on tout montrer ? Techniquement, oui, mais on ne peut pas tout montrer car il y a un certain nombre de lois qui interdisent un certain nombre de représentations dans certaines conditions. Mais ce que nous avons voulu montrer avec cette exposition, c’est que la loi ne dit pas : on peut prendre une photographie avec du bleu, mais le jaune est permis, mais on interprète une image. Un tribunal interprète une image dans un lieu donné et six mois après ou 1000 km plus loin un autre tribunal peut interpréter l’image dans un tout autre sens. Dans cette exposition, il y a beaucoup de cas de procès où l’on voit que les premiers procès sont perdus avant d’être gagnés en appel, avec des arguments qui convainquent le jury et le tribunal. La représentation est donc quelque chose de très complexe. Il y a des choses très simples comme par rapport aux droits d’auteurs, mais par rapport à la représentation les choses naissent d’une interprétation. Si vous êtes dans une société qui interprète la sexualité de manière extrêmement libre, logiquement vous avez des jugements de tribunaux plus ouverts ou pas de procès du tout, si vous avez une société plutôt répressive, vous avez immédiatement une censure. Notre idée était de montrer qu’une photographie, elle fait l’objet d’une interprétation du public, de vous-même, de moi ou d’un juge ou d’un procureur. »Christian Pirker, vous êtes avocat et historien de l’art, comment vous êtes-vous retrouvé à participer à ce projet qui est livre et une exposition ?
« C’est avec Daniel Girardin qui est un ami. Nous étions à une conférence sur la photographie. C’est là que ce projet a connu ses premiers balbutiements. Initialement, nous voulions faire une exposition uniquement avec des images qui ont fait l’objet de procès. »
Est-ce que c’est quelque chose avec quoi vous avez été confronté dans votre pratique d’avocat ?
« Oui, j’ai été ponctuellement confronté à cela. C’est ce qui vraisemblablement est une des raisons de l’idée. Peut-être aussi celle de commencer une petite collection dans ce domaine. On s’est par la suite rendu compte que les procès arrivent rarement à terme et de nombreux problèmes ne sont pas nécessairement liés à un procès, je pense notamment aux problèmes éthiques, de photojournalisme et autres. Nous avons donc décidé d’étendre le sujet à tout ce qui éthique également, et pas seulement juridique. »Vous balayez une large période : vous commencez aux débuts de la photographie au XIXe siècle jusqu’à une période très récente…
« L’idée était de présenter une histoire éthique et juridique de la photographie, c’est pour cela qu’on commence avec Hippolyte Baillard, c’est la naissance de la photographie, jusqu’à l’art contemporain avec des controverses qui datent d’il y a à peine quelques années. »Cette exposition, Controverses, a-t-elle été elle-même sujette à controverse ?
« Pas à ma connaissance, parce que précisément l’objectif n’était pas de faire une controverse mais d’en présenter de manière la plus neutre possible, afin que chacun se fasse sa propre opinion sur les images. »
Peut-on dire qu’il existe des faux en photographie comme en peinture par exemple ?
« Je pense que le faux par opposition au vrai dans la photographie doit s’interpréter à plusieurs niveaux. Il y a d’abord le faux au niveau du message véhiculé : on peut penser à la propagande, à des mises en scène. Il y a ensuite le faux de la retouche et du photomontage. Enfin, il y a le faux lorsque ce n’est pas une œuvre autographe, que ce n’est pas la bonne signature, et même dans ce cadre-là, il y a une variété de faux possibles. On peut en effet imaginer une photo d’un tiers qu’on attribue faussement. Mais on peut ensuite imaginer qu’il s’agit d’un tirage moderne fait avec le négatif fait de la main de l’auteur mais juridiquement, cela peut être considéré comme un faux car cela n’a pas été fait ou approuvé par l’auteur. La conception du faux est beaucoup plus complexe qu’elle n’en a l’air. »