Curiosa ou l’émancipation d’une jeune femme de bonne famille par l’érotisme et la littérature
Le dictionnaire définit le mot « curiosa », comme étant des publications de livres érotiques. C’est aussi le nom du premier long-métrage de Lou Jeunet, présenté à la 22e édition du Festival du film français. Ce film retrace la relation passionnée et artistique, via des photos érotiques, entre l’écrivaine Marie de Heredia et le poète Pierre Louÿs, érotomane invétéré. Au micro de Radio Prague Int., Lou Jeunet est revenue sur ce qui a déclenché en elle l’envie de raconter leur histoire si peu conventionnelle à la Belle Epoque :
« Dans mon cas, c’est évidemment d’une photographie qu’est parti mon film. Je vois à la bibliothèque de l’Arsenal qui est mon second bureau, des photographies stupéfiantes d’une jeune fille qui regarde droit dans l’objectif, brune, élancée… Nous sommes en 1895. Et je me demande : qui est cette fille ? Je découvre alors que c’était la maîtresse de Pierre Louÿs, le poète français, qu’elle était la fille de José-Maria de Heredia, lui-même poète, qu’elle écrivait depuis ses 14 ans. Je me suis dit qu’il était évident, dans ces séances de pose, de se demander : qui fait la mise en scène ? Elle ou lui ? Cela m’a intéressée de commencer l’écriture du scénario, non pas sur biopic de Marie de Régnier ou de Pierre Louÿs, mais sur l’histoire des poses photographiques entre eux deux. »
Rappelez-nous plus en détail qui étaient Marie de Heredia/de Régnier et Pierre Louÿs…
« Le film part d’une histoire d’amour dans le milieu littéraire. Il s’agit de la passion entre Pierre Louÿs, poète, érotomane, et photographe amateur, et Marie de Heredia, fille de poète et elle-même écrivain. Elle est finalement mariée à Henri de Régnier, qu’elle n’aime pas, pour rembourser les dettes de jeu de son père… »
C’est un peu une forme de prostitution légale. On le voit d’ailleurs dans une scène de votre film, où il y a un échange d’argent.
« Tout à fait : au XIXe siècle, on pouvait faire un peu n’importe quoi sous couvert de mariage bourgeois. Même épouser la sœur de sa maîtresse. C’est ce qui se passera à la fin de leur passion amoureuse : Pierre Louÿs épousera la sœur de Marie. Ce qui m’intéressait c’était comment d’une situation de victime au départ, où elle est sacrifiée pour rembourser les dettes de son père, elle devient maîtresse de son destin. Cela se voit à travers les poses photographiques. De la jeune oie blanche innocente, qui n’a pas consommé son mariage avec son mari, qui a sa première relation sexuelle avec son amant Pierre Louÿs, elle va de fil en aiguille prendre le pouvoir en amour, et en développant sa propre carrière d’écrivain. Voilà ce qui m’intéressait… »« Tout cela en racontant le film de manière très moderne, donc avec de très jeunes acteurs, dans une énergie plus moderne. Je ne voulais pas faire un film compassé, corseté. Déjà les pauvres doivent porter des costumes avec des cols en carton ! Je voulais montrer ce qu’on voit dans les tableaux de l’époque : la manière de croiser les jambes, de se tenir est la même que nous. Ce qui m’intéressait c’est que le film soit accessible, que ce ne soit pas une histoire du XIXe siècle mais une histoire d’aujourd’hui. En faisant des photos, ils font comme nous des selfies, ils se désirent en se photographiant et photographient pour se désirer. »
D’ailleurs la bande-son est totalement à contre-courant puisqu’il ne s’agit pas du tout d’une musique d’époque…
« Cela déstabilise certains spectateurs. Mais je suis assez ravie de ce choix. J’ai mis beaucoup de musiques de ma jeunesse, de la new wave, du soul, pour aider les acteurs à bouger sur le plateau. Et ensuite, quand j’ai rencontré Arnaud Rebotini qui est connu pour sa musique techno, j’ai eu envie de faire un hommage à Debussy, qui était le meilleur ami de Pierre Louÿs. 1900 c’est aussi l’invention de la musique moderne, une musique qui n’est pas mélodique et qui a très peu d’instruments. Avec les synthétiseurs et de vrais instruments, Arnaud a construit une musique très originale qui accompagne les sentiments du film. Il y avait aussi un côté presque japonais, japoniste dans mon film… »
C’est très d’époque par contre, cet engouement pour le Japon, l’Asie…
« Exactement. Et esthétiquement, comme j’avais un film d’époque avec un petit budget, je me disais qu’il faudrait que ce soit comme de petites photographies, des reconstitutions très fétichistes d’objets. Je n’allais pas filmer des calèches, des chevaux, l’intérieur de l’opéra. J’allais filmer les pieds des personnages qui grimpent les escaliers, des choses plus intimes. Donc la musique japonaise, les instruments qu’a découverts Debussy à l’Exposition universelle de 1898, on s’en est servis pour la musique contemporaine d’aujourd’hui. Ce film a été un petit laboratoire de recherche joyeux, lié à des techniques très anciennes. On se rend compte que toute la jeune photographie d’aujourd’hui est en train de revenir aux premières techniques de la photo, c’est-à-dire très simplement : un papier photographique avec de la lumière qui imprime une image. Il y a un côté poétique dans cette démarche que j’avais envie de montrer au cinéma. »
Revenons à cette question de l’émancipation de cette jeune femme, qui finalement écrira, sera publiée, sous un nom d’homme comme d’autres femmes avant elle, dont la plus célèbre est George Sand. Votre film est très dans l’air du temps : en cette ère post #metoo, les femmes réalisatrices, actrices et les sujets qui traitent des femmes sont bien plus fréquents, visibles et peut-être reconnus aussi…
« Oui, ça me frappe. En outre, j’ai tourné Curiosa avec Noémi Merlant qui interprète Marie de Régnier juste avant Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma. Je suis frappée que plusieurs réalisatrices, en ce moment, se posent la question de la pose. Qu’est-ce que c’est de poser dans le regarde de l’autre ? »Dans le regard des hommes la plupart du temps…
« Oui ! Je traite d’une histoire vraie, donc évidemment c’est Pierre Louÿs qui regarde Marie. Mais ce qui m’intéressait dans le scénario, c’était d’inventer ce qui allait se passer si elle prenait l’appareil photo et si elle voulait le photographier nu à son tour. »
Ce qu’il ne veut absolument pas…
« Clairement, il ne veut pas du tout. Cela se retrouve aussi dans le casting du film : j’ai vu énormément d’acteurs et d’actrices avant de choisir ceux du film. Ce qui était frappant c’est qu’autant c’est normal pour les jeunes actrices d’apparaître nues à l’image, autant pour les jeunes acteurs j’ai eu énormément de refus. Dès qu’ils apprenaient qu’ils devaient être nus, ils refusaient le projet. J’ai fait des essais avec Niels Schneider, qui était parfait pour le projet à cause de cette beauté mélancolique et ombrageuse, un vrai dandy. Et il avait cette générosité d’acteur qui est de jouer nu alors que c’est très compliqué pour un acteur encore aujourd’hui. A ce niveau-là, on n’est pas du tout à égalité et il y a beaucoup à faire. Mon film est sorti effectivement en pleine ère post #metoo et c’est le moment pour les femmes de s’emparer des sujets comme l’érotisme, la guerre etc. On peut parler de tout. Aujourd’hui, dans les écoles de cinéma, il y a 50% de filles qui sortent réalisatrices. »
Ma dernière question portera sur les réalisateurs ou réalisatrices, les films qui vous ont marquée ? Peut-être s’y trouvera-t-il un réalisateur ou un film tchèque ?
« Evidemment ! D’abord je suis une grande admiratrices des films tchèques des années 1960. Je vais citer bien sûr Les amours d’une blonde. Il y a Miloš Forman, oui, mais aussi une esthétique photographique tchèque, une manière de cadrer que je trouve extraordinaire, un travail sur le noir et blanc qui est incroyable. On a choisi, avec mon chef opérateur qui est aussi photographe, un dispositif sur le film où on était sur le plateau avec l’appareil photo et deux caméras, en numérique, mais avec des objectifs photographiques Leica. Donc exactement comme ces grands photographes tchèques connus dans le monde entier. Et des cadres très particuliers qui sont ceux de la Tchécoslovaquie. Parmi les films qui sont des références pour moi, il y a bien sûr le cinéma japonais. Je suis admiratrice d’Imamura et Oshima bien sûr, L’empire des sens étant un chef d’œuvre absolu. C’était évidemment impossible de s’en approcher, de filmer les scènes sexuelles donc j’ai choisi de filmer ce qu’il y avait avant et après. Pour moi, l’érotisme, c’est la photo dans l’histoire. Avant de faire le film, nous avons regardé, avec les acteurs, pas mal de films qui me touchent comme La Collectionneuse de Rohmer. Ce sont des films où le corps est filmé de manière très particulière, presque de manière anthropométrique, donc photographique. »