CzechMarket #1 – 1991-2016 : une métamorphose économique
Il y a vingt-cinq ans de cela, le marché de ce qui était encore la Tchécoslovaquie s’ouvrait littéralement au monde et se transformait de l’intérieur à travers d’importantes réformes de libéralisation. Les premières sociétés françaises à s’y implanter arrivent dès 1991. Fin 2015, on en répertorie 497. Après vingt-cinq années de métamorphose, qu’est devenu ce marché tchèque ? Et comment les codes de la société elle-même ont-ils évolué – société à laquelle on colle parfois encore l’étiquette de « post-communiste » ? Agnès Zátorský propose de vous présenter ce marché : son profil, l’état d’esprit qui le caractérise, ses transformations, ses particularités… au fil d’une série d’entretiens avec des entrepreneurs français qui s'y sont frottés.
Fabrice Martin-Plichta, vous êtes correspondant du journal Le Monde pour la République tchèque et la Slovaquie depuis 1991, après avoir travaillé pendant quelque temps à Radio Prague. En quelle année exactement êtes-vous arrivé à Prague ?
« En 1989, juste avant la Révolution. »
Vous qui avez vécu auprès des Tchèques l’ouverture des marchés et le déferlement de produits longtemps fantasmés, pouvez-vous nous dire si l’image qu’on a eu des sociétés post-communistes comme « assoiffées » de consommation est conforme à la réalité ou bien si elle n’est pas un peu trop clichée ?
« Non, cette image reflète réellement, je crois, ce qui s’est passé dans la tête des Tchèques en 1990 et tout au cours de cette décennie de grandes transformations, car ce n’était pas un pays complètement isolé et fermé : dans de nombreuses régions on pouvait capter les télévisions allemandes ou autrichiennes, donc ils savaient ce qui se faisait, comment il fallait s’habiller, ce qu’il fallait manger, comment équiper sa maison, etc. Cette société de consommation s’est donc en effet mise en place, d’autant que cette soif de consommation était ancienne et quelque part le régime communiste, surtout après avoir écrasé le printemps de Prague, avait beaucoup orienté déjà cette société vers la consommation pour que les concitoyens leur foutent la paix. »
Sauriez-vous dire devant quel équilibre désir de nouveauté / attachement aux produits nationaux, les entreprises étrangères se sont retrouvées en République tchèque, et si cet aspect a constitué un dilemme dans leur entrée sur le marché ?
« Pour les entreprises françaises, et pour les entreprises étrangères en général, il a fallu s’implanter dans les esprits et donc convaincre les Tchèques que leurs produits étaient meilleurs, ce qui n’a pas été très difficile au début. Mais il est vrai qu’il existe un certain attachement à des entreprises phares du pays. Un certain nombre de marques ont failli disparaître et n’ont pu renaître que sur la fin de la décennie après une certaine lassitude ou après avoir fait le tour de ce que pouvaient proposer les marques occidentales. On pense en particulier à cette fameuse boisson « Kofola » qui était la boisson reine avant la chute du communisme. Après une certaine déception et la première crise de 1997, qui a amené les gens à réfléchir sur le modèle capitaliste qu’on leur proposait, on a cherché dans la société un certain nombre de racines. Il y a eu une petite vague de nostalgie sur laquelle un certain nombre de marques ont pu faire leur retour. »Et selon vous les entreprises françaises ont dû s’adapter à ce revirement ?
Il est vrai que les premiers arrivés sur le marché sont de grosses entreprises, de grands joueurs, car c’était un marché difficile, qui demandait énormément d’investissements, rachat d’entreprises, rachat d’usines, etc...
« Oui, les entreprises françaises, en particulier dans l’agroalimentaire, ont dû beaucoup travailler et ont privilégié le maintien voire le développement de marques anciennes ou même la construction de nouvelles marques sur une tradition ancienne en utilisant un certain nombre d’artifices connus. Je pense en particulier à la marque « Opavia », biscuit développé à l’époque par Danone, qui est une création mais qui se fait passer pour très ancienne parce qu’elle reprend un certain nombre de codes dans les images utilisées, les emballages, et se réclame d’une longue tradition de différentes marques de chocolateries et de biscuiteries tchèques qui avaient une très belle image auprès de la société, même sous le communisme. La plupart des entreprises en général ont plutôt bien réussi cette adaptation sur le marché, puisqu’elles y sont toujours. »
Parlons maintenant des infrastructures. Début 1990, elles sont obsolètes ou inexistantes. On dit que seuls les grands groupes pouvaient risquer le coût de s’implanter. Qu’en est-il des petits entrepreneurs à cette époque ? Quand sont-ils arrivés sur le marché ?
« Il est vrai que les premiers arrivés sur le marché sont de grosses entreprises, de grands joueurs, car c’était un marché difficile, qui demandait énormément d’investissements, rachat d’entreprises, rachat d’usines, etc. C’était plus le cas dans la première partie des années 1990 que sur la fin de la décennie où on voit déjà arriver des entreprises moyennes à travers des privatisations partielles ou des partenariats qui se sont ensuite transformés en rachat de leur partenaire tchèque. Cette lecture est valable surtout pour la France mais, par exemple, pour l’industrie allemande ce n’est plus aussi vrai, bien qu’il y ait eu le rachat de Skoda par Volkswagen, mais ça a été suivi par une kyrielle d’entreprises moyennes voire petites qui ont d’ailleurs atteint des tailles souvent bien plus importantes en République tchèque qu’à l’origine en Allemagne… »
Bien que les économies se diversifient, on résume souvent les pays du centre et de l’est de l’Europe à des pays « industriels ». Cette image est-elle toujours aussi prépondérante dans l’esprit des occidentaux ?
« C’est même une réalité pour l’économie tchèque. C’est le pays qui a la plus forte part de l’industrie dans son PIB, celle qui emploie le plus de monde en République tchèque. C’est moins le cas ailleurs mais, en règle générale, ces pays ‒ Pologne, Hongrie, Slovaquie qui ont été fortement industrialisés sous le communisme entre 1945 et 1990 ‒ sont encore aujourd’hui des pays très industriels par rapport à ce que peut être la France. Par ailleurs l’évolution des branches s’est faite. Il y a quand même une diminution du poids de l’industrie lourde dans l’économie tchèque qui est devenue davantage une économie de transformation. L’industrie automobile, et ses fournisseurs, pèse un bon 20 % du PIB à elle seule ; c’est donc une réorientation certaine de l’économie vers ces secteurs de transformation, spécialité qui était déjà celle de la Tchécoslovaquie entre les deux guerres. »La France est le 5e investisseur de la République tchèque. En Hongrie et en Pologne, elle arrive en 3e position. Comment faire parler ces chiffres, sachant que les principaux investisseurs de la République tchèque hier (l’Allemagne, les Pays-Bas et les Etats-Unis) sont encore ses principaux investisseurs aujourd’hui ? Doit-on en déduire que la France est arrivée trop tard sur le marché tchèque, ou bien ne faut-il y voir qu’une conjoncture actuelle, un intérêt français peut-être plus vif pour les marchés hongrois et polonais ?
« Je pense que l’ordre des investisseurs ne bougera plus beaucoup. Il est un peu déformé parce qu’il y a énormément d’investisseurs français qui passent par le Pays-Bas pour des raisons de création de holding qui sont plus avantageuses. Mais il y aussi un certain nombre de raisons qui ont fait que la Pologne a été privilégiée. C’est un marché beaucoup plus grand qui offre d’importants débouchés pour les produits fabriqués localement par des filiales françaises. C’est aussi un marché d’exportation, donc intéressant d’avoir des bases locales pour mieux entrer sur ce marché. La Hongrie, c’est lié aussi au fait que l’adaptation du régime communiste à un certain nombre de lois du système capitaliste, au plus tard dès la moitié des années 1980, a fait que ce marché était déjà plus ouvert, plus pratique et plus facile à appréhender par les entrepreneurs et les entreprises étrangères. »
« Enfin, la France est arrivée un peu plus tard que les autres sur le marché tchèque en raison aussi de ce traumatisme lié à l’échec de Renault dans la reprise de Škoda, et puis aussi par le fait qu’il n’y a en République tchèque aucun grand distributeur français, alors qu’il y en a sur les autres marchés. C’est un aspect souvent sous-estimé mais la présence d’entreprises qui vendent localement et qui ont l’habitude de s’approvisionner auprès d’entreprises françaises, ça manque : ça fait qu’ici, il n’y a pas de grande demande pour les produits « made in France » ou « made » par des entreprises françaises. C’est un autre facteur de retard par rapport à d’autres pays. »
Par conséquent, aujourd’hui, que représente avant tout le marché tchèque pour la France ?
« Je pense que les décideurs français et les responsables d’entreprises françaises n’ont longtemps pas su comment considérer ce marché, comment l’approcher, que faire sur ce marché, en Europe centrale en général, mais tout particulièrement en République tchèque où on a donc essuyé certains échecs assez traumatisants comme la défaite de Renault face à Volkswagen dans la reprise de Škoda, ou dans le nucléaire lorsqu’il a fallu construire le deuxième réacteur de Temelín. On n’a pas toujours su s’implanter surtout qu’un marché de dix millions n’est plus un débouché pour une entreprise, c’est très petit. Par exemple, TPCA qui est une joint-venture de PSA avec Toyota exporte plus de 95 % de sa production. Donc il est clair qu’ici on ne vient pas créer une entreprise ou racheter une entreprise pour son marché, mais pour utiliser les avantages de ce marché qui sont justement la proximité avec d’autres nombreux autres marchés bien plus grands, et surtout sa main d’œuvre qualifiée et bon marché, plus d’autres facteurs comme les coûts relativement bas du bâti, des impôts, etc. Aujourd’hui, il y a une partie des entreprises françaises qui s’intéressent à ce marché pour travailler ensemble et vendre ensuite des produits sur des marchés tiers. »
Nous n’avons pas encore parlé de l’entrée de la République tchèque dans l’Union européenne, en 2004. Qu’est-ce que cette intégration a changé pour la République tchèque sur le plan des affaires et de la vie des entreprises ?
« Alors l’intégration de la République tchèque dans l’Union européenne a naturellement représenté un atout pour tout ce qui était investissements, car à partir de ce moment-là il y a eu une certaine garantie qu’on travaillait dans le même cadre législatif, qu’on allait traiter de la même manière, avoir le même accès aux appels d’offre, etc. Aujourd’hui les pays de l’UE accueillent plus de 80% des exportations tchèques et ce chiffre a encore augmenté en 2015 par rapport à 2014. Cela montre bien que, pour les entreprises exportant, le marché européen est clef. »« Ensuite, bien sûr, cette intégration fait qu’elle harmonise un certain nombre de droits au niveau social, même si la plupart des pays conservent quand même la main sur ces questions. Sur les aspects fiscaux, il y a une harmonisation à petit pas qui favorise les implantations et les échanges. Le choc culturel qui a pu exister au début des années 1990 a aujourd’hui en grande partie disparu. Tout le monde parle à peu près avec le même jargon, on se réfère aux mêmes programmes européens, aux mêmes lois, aux mêmes règlements. Ça simplifie quand même beaucoup la communication. »