« A la différence de la Pologne ou de la Hongrie, 1989 reste globalement une référence positive en République tchèque »
Ce mardi est jour de fête nationale en République tchèque. Il y a trente-et-un ans, le 17 novembre 1989, se tenait la première des manifestations qui ont abouti à la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie. La démocratie qui a alors été retrouvée après quarante années de dictature, a bien évolué depuis. Aujourd’hui maîtresse de conférences en sciences politiques à l’IEP de Strasbourg, auteure d’une thèse de doctorat sous la direction de Jacques Rupnik initulée « De la mobilisation citoyenne à la démocratie de partis. Participation et délégation politiques dans la nouvelle démocratie tchèque (1989-1996) », Magdaléna Hadjiisky s’est intéressée de près aux dynamiques de ces grands changements des premières années post-révolutionnaires. Une plongée passionnante dans un des chapitres-clefs de l’histoire contemporaine tchèque, dont elle présente quelques grandes lignes à Radio Prague International.
Quels souvenirs évoquent chez vous cette révolution de Velours et les années qui ont suivi celle-ci ?
« Comme pour beaucoup de gens de ma génération, ce sont des souvenirs assez personnels dans le sens où avoir été contemporain de grands événements historiques produit parfois des effets sur votre vie. C’est ce qui s’est passé dans mon cas, même si mon parcours n’est pas lié seulement à la révolution de Velours. L’année 1989 dans son ensemble a été miraculeuse avec la concomitance des transformations en Europe centrale et orientale et, ne l’oublions pas, aussi en URSS. »
« Personnellement, j’en étais alors à une période de choix professionnels et au tout début de mes études supérieures. Ces révolutions de 1989 m’ont amenée à m’orienter vers les sciences sociales, et politiques en particulier, et par la suite à choisir de travailler pour ma thèse sur cette région de l’Europe. Cette fois plus spécialement sur la Tchécoslovaquie, ce qui m’a amenée à apprendre le tchèque et à partir sur le terrain en République tchèque. »
Votre analyse des transformations en Tchécoslovaquie remonte aujourd’hui à une vingtaine d’années. Qu’est-ce qui vous semblait plus particulièrement marquant à l’époque ?
« La première chose est que la Tchécoslovaquie, contrairement aux autres pays de la zone, avait connu une période de démocratie parlementaire relativement longue durant l’entre-deux-guerres. La deuxième raison est que je suis d’origine bulgare de par mon père. Enfant et adolescente, j’ai donc eu la possibilité de voyager en Bulgarie pour visiter mes grands-parents y compris durant la période communiste. C’est pourquoi je connaissais un peu cette société bulgare de l’intérieur et aussi pourquoi 1989 a constitué pour moi un réel tournant. »
« Mais pourquoi la Tchécoslovaquie plutôt que la Bulgarie ? Justement parce que je voulais me détacher de cet affect et de cette prégnance qui peuvent être très forts dans les familles bulgares. Je voulais aussi découvrir une société centre-européenne différente des sociétés est-européennes. La société tchèque est très différente de la bulgare. »
« Ce qui m’avait frappée, c’était le contraste qui existait entre l’idéal de retour du citoyen au cœur de la cité que portait la révolution de Velours en 1989 et en 1990 à travers le Forum civique et la rapidité avec laquelle ce discours s’est refermé pour passer à ce que Guy Hermet a appelé ‘les démocraties désenchantées’ dans les années 1990. »
« C’est ce contraste entre cette première période fondatrice centrée sur l’idée de réappropriation citoyenne de la chose publique et cette professionalisation et re-spécialisation du politique extrêmement rapides qui m’avait frappée. »
« Havel et l’équipe autour de lui avaient une vision trop abstraite des citoyens »
Les anciens dissidents, avec Václav Havel en sa qualité de président de la République à leur tête, ont joué un grand rôle au début dans cette transformation démocratique. Quelle était alors leur vision de la politique ? Assez rapidement, le Forum civique, qui entendait promouvoir la participation citoyenne dans les affaires publiques, a laissé la place à des partis politiques plus classiques. S’agit-il là, selon vous, d’un échec ou d’une évolution qui était inévitable ?
« J’ai rédigé un article intitulé justement ‘L’échec de la démocratie participative en Pays tchèques’. Effectivement, je pense qu’il y a une dimension d’échec. Même si cela peut paraître un peu dur vis-à-vis des anciens dissidents, j’en suis parvenue à considérer que, certes, l’équipe qui était autour de Havel souhaitait mettre en avant et permettre l’inventivité démocratique. On peut mettre cela à leur actif. Mais le problème est qu’ils avaient une vision beaucoup trop abstraite des citoyens et de leur mobilisation. »
« Or, la sociologie des mobilisations montre bien que pour maintenir une innovation politique sur la durée, il faut un investissement fort des leaders. Les leaders ne sont pas seulement ceux qui dirigent, mais aussi ceux qui incarnent et qui permettent aux simples ‘militants’ – même si on n’utilisait pas ce vocabulaire-là à l’époque – de se sentir bien représentés, et reconnus surtout. »
« J’ai écrit un autre article sur le retrait des leaders du Forum civique, à commencer par Havel lui-même puisqu’il est parti à la présidence. Si ce retrait était justifié dans le sens où il y avait une volonté de ne pas réinstaurer une hiérarchie au sein du Forum civique avec chaque antenne locale qui devait pouvoir s’autogérer, il a aussi pu être ressenti comme un abandon justement par les Forums civiques dans les régions et par tous ceux qui, sur la base du volontariat, s’activaient pour faire exister ce Forum civique qui était très présent y compris dans les petites villes. »
« Cette dimension d’échec est donc indéniable. Quelque chose a bourgeonné à un moment donné, mais sans suites, pour tout un tas de raisons. Et la façon dont certains anciens dissidents envisageaient leur investissement dans un mouvement politique a pu jouer un rôle important. »
Est-ce la raison pour laquelle vous évoquez dans vos travaux une transmission de pouvoir entre les « amateurs » de la politique et les « professionnels » incarnés en premier lieu par l’autre Václav, Klaus, d’abord ministre des Finances puis Premier ministre ?
« Oui et non. J’utilise ces deux termes entre guillemets. Ce dont il faut bien se rappeler, c’est qu’à cette époque, être un amateur en politique était positif. En 1989 et 1990 en tous les cas, seuls les ‘amateurs politiques’ pouvaient se targuer d’une quelconque légitimité dans la situation dans laquelle se trouvait la Tchécoslovaquie. Il régnait une défiance historique vis-à-vis des anciens détenteurs habituels du pouvoir politique qui était incarné par le parti communiste. »
« Le passage entre cette période 1989-1990, durant laquelle il ‘fallait’ apparaître comme un amateur et ne surtout pas porter de costume-cravate gris comme les anciens de la nomenklatura et les apparatchiks, et une période où, très rapidement, de nouvelles personnalités ont émergé et se sont revendiquées d’un certain professionalisme en politique, est à mes yeux le signe d’une changement d’époque. Mais qui s’est opéré en l’espace de deux ans... »
« C’est aussi un mystère : comment les dirigeants et les militants de l’ODS (parti démocrate civique de droite fondé par Václav Klaus) ont-ils pu se revendiquer d’un quelconque professionalisme dans ce contexte puisque, encore une fois, aucun d’entre eux n’était censé être un ancien professionnel du politique ? Dans le cas contraire, ils n’auraient bien entendu pas pu être élus et disposer de la légitimité qu’ils ont acquise à ce moment-là. »
« Une des façons qu’ils ont eue de s’y prendre a été d’insister sur leur professionalisme en leur qualité d’économistes ou d’ingénieurs. Ce que j’ai pu montrer, c’est que derrière l’image importante de Václav Klaus, vous avez le glissement vers la théorie selon laquelle ‘il nous faut des économistes pour réussir la transition vers l'économie de marché’. C’est donc cette légitimation par l’économique qui a énormément joué chez Václav Klaus. Mais ce n’est pas là quelque chose de spécifique à la Tchécoslovaquie. Ce processus de reprofessionalisation par l’économie a été similaire par exemple en Pologne. »
« Le tort des responsables politiques dans les années 1990 a été d’oublier la dimension sociale de la transformation »
Ne serait-ce qu’à l’étranger, la transformation des années 1990 en Tchécoslovaquie et en République tchèque a souvent été considérée comme une réussite. Un peu plus de trente ans plus tard et avec le recul, peut-on encore faire la même analyse ?
« D’un point de vue économique et social, si on fait une comparaison avec l’ensemble des pays de la zone, la République tchèque s’en sort plutôt bien encore aujourd’hui. Je n’insisterais pas tant sur les indicateurs habituels comme le PIB, mais on est en présence d’un taux de chômage encore très bas et les inégalités sociales ne sont absolument pas aussi fortes que dans les autres pays de la zone, en particulier en Pologne et en Roumanie. La Pologne est d’ailleurs un des pays les plus inégalitaires d’Europe, au contraire de la République tchèque. »
« D’un point de vue plus politique, un des grands problèmes de la région est de lier les années 1990 à ce que l’on appelle maintenant un peu rapidement ‘la corruption du système’. C’est-à-dire une collusion forte à un moment donné avec un trop faible cadrage juridique, entre les élites politiques et les élites émergentes économiques à l’époque autour notamment des privatisations. Ce n’est pas un hasard si les pays de la zone sont marqués régulièrement par des grandes mobilisations et des grandes manifestations dont la corruption est le mot d’ordre. »
« De mon point de vue, le tort des responsables politiques du début des années 1990 - et là pour le coup cela est commun à Klaus comme à Havel -, a été de séparer le politique de l’économique et d’oublier la dimension sociale de la transformation globale qui était à l’œuvre dans tous ces pays. Il s’agissait quand même d’une transformation extraordinaire et historique. C’était un discours explicite de la part de Václav Klaus qui disait bien qu’il fallait d’abord s’occuper de la transformation économique et laisser de côté en somme toutes les questions institutionnelles ou politiques parce que les choses se feraient d’elles-mêmes par la suite. »
« Mais c’est un aspect que l’on trouve aussi chez Havel et au sein du Forum civique avec aucune prise en charge des questions économiques et sociales dans le discours politique. Or, la démocratie, avec son idéal de gouvernement du peuple et d’égalité entre les citoyens, génère des attentes en termes d’incarnation collective et de bien-être social. »
« Cette non-prise en charge entre le politique et l’économique est un tort dont les démocraties d’Europe centrale et de l’Est paient les frais aujourd’hui. »
Le clivage Est-Ouest au sein de l’Union européenne est un des thèmes qui vous intéresse dans votre travail aujourd’hui. Par ‘Est’ on entend aussi les pays d’Europe centrale réunis dans le groupe de Visegrád. Où situeriez-vous sur cette carte la République tchèque qui reste proche de ses pays partenaires que sont la Pologne et la Hongrie tout en étant dans une situation différente dans le sens où l’Etat de droit et peut-être même la démocratie y sont malgré tout moins menacés. Peut-on dire que la République tchèque est partagée entre ces deux camps ?
« Clairement, la République tchèque peut jouer un rôle important de pont au sein de l’UE entre d’un côté certains groupes politiques, sociaux et nationaux en Pologne ou en Hongrie, et, de l’autre, les élites ouest-européennes et des anciens Etats membres. Ceci dit, je ne pense pas qu’il existe de clivage Est-Ouest. Simplement, certains groupes ont plus intérêt à mettre en avant les différences qui existent entre les pays que leurs similitudes et les convergences. »
« Des différences existent effectivement, pourquoi le nier ? Nous n’avons pas tous la même histoire, ne serait-ce que les pays d’Europe centrale et orientale entre eux. Eux aussi ont beaucoup de différences et tous n’ont pas la même vision de la nation par exemple. Ils n’ont pas non plus du tout la même manière de vivre la religion. Toutes ces différences peuvent bien évidemment être dépassées, mais la question aujourd’hui est de savoir quels sont les acteurs qui peuvent légitimement porter un discours et des actions de compréhension mutuelle. La compréhension au sein de l’UE ne signifie pas similitude. Nous ne sommes pas obligés d’être tous pareils pour bien nous entendre et produire des politiques d’intégration communautaire. »
« Une des grandes différences de la République tchèque par rapport à la Hongrie ou à la Pologne est que 1989, précisément, reste globalement une référence positive. En Hongrie comme en Pologne, vous avez un mouvement très fort d’inventaire critique contre 1989. C’est même une critique radicale en Pologne contre les négociations qui ont été menées entre les représentants du pouvoir communiste et les opposants lors de la Table ronde. Cette remise en cause tend à déconstruire le mythe fondateur – au sens positif – qu’a pu être 1989. Du fait de la participation très forte de la population aux événements de 1989 en Tchécoslovaquie, il me semble que cette année reste une référence commune pour un grand nombre de personnes, et ce, quelles que soient leurs opinions politiques. C’est là un type de mythes fondateurs qui sont extrêmement utiles pour construire une démocratie forte. »