Daniel et Jiří Reynek : les frères qui ne se sont jamais séparés
Un grand chapitre de l’histoire culturelle de Petrkov, village situé dans la région de Vysočina (le Plateau tchéco-morave), où ont vécu le graveur et poète tchèque Bohuslav Reynek et sa femme Suzanne Renaud, poète également mais de nationalité française, s’achève avec la double disparition cette année, à quelques mois d’intervalle, de leurs fils Daniel et Jiří Michel Reynek. Qui étaient ces frères qui ont vécu dans l’ombre de leurs parents ?
Annick Auzimour a rencontré la famille Reynek pour la première fois en 1963 à Petrkov après avoir découvert l’œuvre de Bohuslav lors d’une exposition à Grenoble en 1960. C’est là qu’elle a créé par la suite une association afin de sauvegarder et de faire connaître l’œuvre de Bohuslav Reynek et de Suzanne Renaud en France. Devenue une grande amie de la famille, elle se souvient de ces frères dont la nature était très proche mais recelait étalement certaines différences :
« Daniel avait les yeux bleus de son père. Il était rieur, blagueur, plutôt bon vivant et très sociable. Michel, qu’on appelle Jiří, c’est-à-dire Georges dans son pays, avait l’apparence plus fragile, le teint clair, un fin sourire... Il avait l’âme d’un bénédictin, un peu plus sauvage. »
Les frères Reynek ont gardé de bons souvenirs de leur enfance, pourtant la vie de la famille franco-tchèque n’était pas facile. Ils ont séjourné alternativement en République tchèque et en France avant de s’installer définitivement à Petrkov. Annick Auzimour raconte la suite :
« Depuis le mariage en 1926 de Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek, la famille passait l’été à Petrkov, pays de leur père, et l’hiver à Grenoble. En 1936, le père de Bohuslav est mort et il a fallu s’occuper du domaine familial. Et puis, vous connaissez les événements tragiques de l’époque : Munich en 1938 et puis la guerre. Donc, ils ont dû rester, s’installer dans le domaine familial et ne plus revenir périodiquement à Grenoble. »Même s’ils venaient d’une famille intellectuelle, leur relation aux établissements scolaires était quelque peu compliquée. Bohuslav Reynek préférait leur fournir personnellement un enseignement à la maison. Suzanne Renaud, pour qui la vie à la campagne n’était pas évidente, n’a jamais bien appris le tchèque. Les enfants étaient donc éduqués dans un milieu bilingue et ils mélangeaient souvent les deux langues. En Tchéquie, ils ont dû affronter l’école primaire, mais, ainsi qu’Annick Auzimour l’affirme, les études ne les intéressaient pas beaucoup :
« A Grenoble, les enfants n’ont fréquenté aucune école. Il faut dire que Bohuslav Reynek était complice et qu’il assimilait l’école à une caserne. A Petrkov, je crois que, déjà durant leur petite enfance, leur école était tout simplement la nature, leurs amis les petits cabris de la ferme, les bêtes et les promenades vers l’étang. »
En 1944, les nazis ont délogé la famille de leur demeure et celle-ci est allée vivre pendant deux ans chez Josef Florian, fondateur de la maison d’édition Dobré dílo et surtout un grand francophile et traducteur de la plupart des œuvres de Léon Bloy. Son amour de la littérature française, ainsi que les rencontres avec les intellectuels tchèques, ont plus tard inspiré plusieurs traductions à Jiří.
Et après la guerre, la situation n’était pas moins difficile avec l’arrivée du régime communiste. Leur demeure familiale a été expropriée et est devenue une coopérative agricole. Même s’ils avaient le droit de rester, cette maison n’était plus vraiment la leur. Ils ont tous les deux commencé à travailler. Jiří alias Michel s’occupait des animaux domestiques de la coopérative et Daniel gagnait sa vie en tant que chauffeur. Annick Auzimour poursuit :« Quand je les ai rencontrés, le domaine familiale avait été depuis longtemps étatisé. Donc, ce qu’ils faisaient dans leur vie, c’était de travailler pour le régime. Et c’est avec leur salaire qu’ils soutenaient leurs parents dont l’art était occulté par le régime et qui ne pouvaient pas nourrir toute la famille. Il faut souligner que Michel et Daniel ne se plaignaient jamais. Ils ont consenti à cette vie spartiate et je crois que ce consentement était la clé de leur liberté intérieure. »
Mais le travail n’est pas tout et les frères s’intéressaient à d’autres domaines de la vie. Jiří aimait les animaux, mais sa passion était surtout la botanique. Il s’amusait avec les fleurs de son jardin où il passait beaucoup de temps. Aleš Palán, journaliste et auteur d’un livre d’entretien avec les frères Reynek et surtout aussi leur grand ami, révèle que le talent artistique s’est d’abord manifesté chez Daniel qui aimait la photographie et aidait souvent son père à la création :
« Dans les années 1940, Daniel a commencé à imprimer les gravures de son père. Beaucoup de gravures de Bohuslav Reynek sont donc l’œuvres de Daniel. Son premier appareil photo, il l’a reçu des juifs qui ont vécu chez eux après avoir déménagé de Jihlava, une ville à l’époque occupée par les Allemands. Et puis, dans les années 1960, il s’est laissé inspirer par le photographe Jiří Škoch et il a commencé à faire des ‘sandwichs’, comme il les appelait, c’est-à-dire des collages de deux films négatifs qu’il assemblait l’un à l’autre et qu’il imprimait ensuite. Ainsi, il a créé des collages très fins, presque abstraits et pleins de couleurs. Il a photographié des banalités de la vie comme la rosée, l’herbe, un coléoptère ou la lumière à travers les vitres. »
Ses photos, d’abord en noir et blanc et plus tard en couleurs, ont connu un énorme succès en République tchèque et continuent à être exposées régulièrement à côté des œuvres de son père.Jiří, quant à lui, a commencé sa création beaucoup plus tard. Dans son œuvre, il est possible de voir le talent littéraire de son père. Pourtant, il n’a jamais voulu poursuivre la carrière d’écrivain. Il est devenu un grand traducteur du français vers le tchèque. Aleš Palán explique :
« Jiří a commencé avec les traductions de français dans le courant des années 1980. Le premier auteur qu’il a traduit était Henri Pourrat et son œuvre ‘Le Trésor des Contes’. Il en a fait quatre livres de contes en traduction tchèque. Mais son chef-d’œuvre est le ‘Gaspard des montagnes’. Une grande motivation pour ses traductions est liée dans la moitié des années 1990 à la création par sa nièce Veronika de sa propre maison d’édition, appelée ‘Le salon de thé littéraire de Suzanne Renaud’ et puis simplement ‘Petrkov’. Et donc tous ses livres sauf le premier ont paru ici. A l’exception de Marie Noël qui était la passion de ses dernières années, il a traduit seulement les auteurs qu’il connaissait grâce à son père, notamment Francis Jammes, Charles-Ferdinand Ramuz et surtout Henri Pourrat. »
N’ayant pas la possibilité de publier ses traductions avant la chute de l’ancien régime, Jiří a commencé assez tardivement et traduit seulement une dizaine de livres. Toutes ses traductions, il les faisait à la main et sans l’aide de l’ordinateur. Même si leur nombre est limité, ses traductions sont réalisées avec précision et elles ont connu un grand succès. Pour sa traduction de ‘Gaspard des montagnes’, il a même obtenu un prix prestigieux, le prix Josef Jungmann, attribué chaque année à la meilleure traduction.Les frères ont passé presque toute leur vie à Petrkov. Même si leur vie n’a pas toujours été facile, ils sont restés des éternels optimistes et des personnes très modestes. Entourés de leur famille et de leurs innombrables chats, ils se réjouissaient de choses simples : de leur jardin tant aimé par leur mère ou de l’étang qui évoquait des souvenirs d’enfance. Nous écoutons Annick Auzimour :
« Je crois qu’ils ont vécu toujours de la même façon, même après la mort de leurs parents, même après 1989. Daniel s’est marié et a eu deux enfants mais sa femme Květa est morte prématurément. Et Michel est resté célibataire. Ils vivaient avec rectitude, avec une humilité très sincère. Ils demeuraient ouverts sur ce monde qui les a tant éprouvés. C’est vrai que cette maison pouvait paraître inconfortable, voire inhabitable pour le commun des mortels. Mais je peux dire qu’ils ont reçu jusqu’à leur départ l’essentiel, c’est-à-dire l’affection de leurs enfants, le respect de leurs vrais amis et, pardonnez-moi ce trait d’humour, la certitude que les treize chats avaient bien eu leur repas. »
Durant les dernières années de leur vie, de nombreux gens venaient leur rendre visite à Petrkov pour parler de leur création comme de celle de leurs parents ou simplement discuter de musique classique, dont ils étaient experts. Daniel est parti le 23 septembre dernier à l’âge de 86 ans. Inséparables dans la mort comme dans la vie, Jiří Reynek a disparu seulement trois semaines après son frère aîné. Aleš Palán les présente comme des âmes inoubliables :« Les frères Reynek représentaient plus que des photos et des livres, ils formaient un milieu culturel. Un lieu d’inspiration qui était une sorte d’aimant culturel pour des personnes créatives aussi bien pour ceux qui ne le sont pas. Et je crois que là repose la plus grande perte artistique que nous avons subie avec leur disparition. »