Dans le jardin imaginaire pragois de Jeanne Bischoff
Quand elle a découvert la tradition de l’antikvariát, ces bouquinistes tchèques toujours bien implantés dans la capitale tchèque, l’artiste française Jeanne Bischoff est tombée sur une mine. Depuis, tout son travail de plasticienne est influencé à la fois par les couvertures de ces livres chinés et le graphisme typique des artistes tchécoslovaques d’il y a cinquante ans. De passage à Prague il y a une dizaine de jours, elle a bien voulu évoquer son travail au micro de Radio Prague Int.
Jeanne Bischoff, bonjour, vous êtes artiste plasticienne, vous avez fait une résidence à la MeetFactory à Prague il y a deux ans et avez récemment exposé une de vos œuvres au Salon du Livre de Prague qui s’est achevé le 26 septembre dernier. Comment s’est passé ce séjour à Prague, une ville dans laquelle vous retournez fréquemment ?
« C’est la cinquième fois que je viens à Prague, il va vraiment falloir que je vienne y habiter je pense ! C’est une ville que j’adore. J’ai été invitée par l’Institut français pour présenter mes livres. Je crée des livres en volume à partir de fonds patrimoniaux comme source. Comme la France était invitée d’honneur du Salon du livre cette année, l’IFP qui connaissait mon travail sur le livre s’est dit que ce serait une bonne idée d’y présenter mon travail. »
Avant de parler de votre travail et de la matière livresque qui en est la base, revenons sur votre parcours…
« Je suis diplômée des Beaux-Arts, mais pendant ces études j’étais obsédée par le théâtre et la musique. J’ai développé cela pendant mes études à Mulhouse, en Alsace. Après mes études aux Beaux-Arts, je suis partie à Paris où j’ai étudié la musique et le théâtre pendant dix ans. J’ai eu plusieurs vies. J’avais besoin d’expérimenter dans ces domaines, donc j’ai complètement arrêté ce que je faisais pendant les Beaux-Arts, la peinture, le dessin, pour me consacrer à la musique et au théâtre. J’ai repris mon travail de plasticienne dix ans après, en commençant des recherches sur le motif. Ce sont mes amis qui m’ont dit que je devrais le montrer. Je leur ai dit que ça ne m’intéressait pas, que c’était le théâtre et la musique avant tout. J’ai fini par montrer ce travail et les retours ont été intéressants et positifs. Je me suis ensuite retrouvée à Strasbourg, la ville du livre par excellence et de très grands illustrateurs vivent dans cette ville. »
On pense à l’héritage de Tomi Ungerer aussi…
« Oui, il y a le Musée Tomi Ungerer évidemment. Mais il y a aussi toute la nouvelle génération avec de très grandes pointures. Parmi mes amis, il y a beaucoup de grands illustrateurs de bande-dessinée, de livres jeunesse. C’est vraiment la ville du livre. Des amis qui n’avaient pas vu mon travail m’ont dit, en regardant mes motifs, que je devrais en faire quelque chose pour ne pas l’exploiter nécessairement en BD ou en livre. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire. J’ai donc commencé à découper mes motifs, à les assembler et j’ai travaillé le volume. C’est ainsi que j’ai créé mes premiers livres en volume. »
Ce sont des livres très colorés, avec beaucoup de formes, des arrondis, des entrelacs. D’où vient cette appétence pour l’objet et le travail de cet objet ? Etes-vous une grande lectrice ?
« Pas du tout ! Par contre j’aime le livre-objet. C’est quelque chose qui me fascine et j’en ai toujours collectionné. Et pourquoi j’aime Prague aussi, c’est parce qu’il y a les antikvariát, ces bouquinistes typiques. C’est extraordinaire. La première fois que je suis venue à Prague, je me suis retrouvée dans la rue Spálená, dans un antikvariát où j’ai vu des couvertures extraordinaires des années 1950 ou des livres en relief en cuir. Ça a été un coup de foudre absolu. J’en tremblais. Je suis passionnée par les arts décoratifs depuis longtemps donc la forme et la matière m’intéressent. Et pour pas grand-chose, voilà que je pouvais les acheter et les collectionner. J’ai donc commencé à les collectionner et ça a été un vrai choc esthétique. Je suis aussi collectionneuse de céramique, d’objets dont j’ai l’impression que c’est la première fois que je vois la forme. Comme si c’était une langue nouvelle. J’ai besoin de m’entourer de cela. Je ne crée pas en pensant à ces objets mais j’ai besoin d’être entourée de ces objets. »
Donc, dès que vous venez à Prague, vous faites les antikvariát et vous achetez…
« Oui ! C’est une catastrophe, pas tant financière que pour le transport d’ailleurs. Lors de ma dernière résidence, j’ai dû supplier des amis ou mes parents de venir me chercher en voiture, ou plutôt chercher mes livres en voiture ! Je ne les achète pas pour leur valeur et je ne vais pas dans les antikvariát pour demander tel livre de tel grand illustrateur. C’est un coup de cœur esthétique. Parfois je les achète même très abîmés parce que j’ai l’impression de sentir les mains qui les ont touchés, les gens qui les ont possédés… C’est aussi cela qui m’intéresse, l’objet qui a vécu. »
Que faites-vous de ces livres ensuite ?
« Mes amis illustrateurs strasbourgeois les attendent avec impatience ! Je vais peut-être même les laisser dans la valise, et leur dire de venir les voir. J’aime partager aussi. Strasbourg est une ville de collectionneurs dans tous les domaines, mais souvent ces collectionneurs accumulent dans une pièce, dans les cartons, sous des rideaux. Ils ne mettent pas en valeur alors que moi, j’aime ça, les exposer chez moi, les assembler chez moi avec des objets et les montrer aussi. »
Connaissiez-vous auparavant cette tradition tchèque de graphisme, de travail des livres ? On pense notamment à la tradition de l’entre-deux-guerres qui est très importante, avec par exemple Karel Teige…
« C’est quelque chose que j’ai découvert en République tchèque. Ce que j’adore c’est qu’au départ, c’est d’abord un choc esthétique et ensuite je vais me pencher sur l’objet que j’ai acheté et son histoire. Donc j’ai beaucoup acheté de livres des frères Čapek, plutôt des éditions des années 1950, 1960. Et j’ai découvert un artiste dont je pensais que j’allais acheter la monographie. Finalement je renonce à chaque fois parce que je préfère ne pas savoir ce qu’il a fait et le découvrir par moi-même. Cet artiste, c’est Zdeněk Seydl qui a révolutionné le travail des couvertures de livre. Il avait une vraie liberté d’expression. A chaque fois j’achète un livre sans savoir que c’est lui ! Il a expérimenté dans de nombreux domaines. On ouvre une page d’un petit livre qui ne ressemble à rien et à l’intérieur il y a ce graphisme extraordinaire avec juste un bloc noir… Pour ce qui est des livres des frères Čapek, c’est après coup, après avoir fait une exposition à Strasbourg, que j’ai lu ce qui était écrit et que j’ai découvert de quoi ça parlait. Ça m’a fascinée parce que je trouvais encore plus de rapprochement avec mon travail. Les frères Čapek parlaient de créer avec rien. Je pense aussi au manifeste sur l’art du jardinage qui est magnifique. J’ai vraiment découvert l’histoire de Prague, de la Tchéquie, des écrivains, des poètes, à travers ces objets qu’au premier regard j’avais choisis pour leur esthétique. »
Parvenez-vous à avoir du recul sur votre travail et à voir ces influences jaillir dans votre œuvre ?
« Bien sûr. J’ai exposé ce que j’avais fait en résidence à Strasbourg au CEAC. J’ai exposé les collages que j’avais réalisés : ces sources patrimoniales, j’en scanne des fragments pour les retravailler informatiquement et en refaire une matière qui va me servir pour la création des livres. J’ai fait des collages en scannant des fragments de ces livres qui m’avaient fascinée, un rond, un carré, tirés de ces livres qui avaient provoqué en moi un choc esthétique. Quand j’ai exposé mes collages, on m’a tout de suite fait remarquer l’influence de ces livres. Ce n’était pas conscient, mais il faut dire que j’avais le nez tout le temps dans ces livres, dans les musées et l’architecture pragoise. Il y a forcément quelque chose qui réapparaît. J’ai aussi fait des choses plus sombres, or dans l’illustration tchèque il y a cet aspect sombre. Même quand on pense à Jiří Trnka. Donc clairement, j’ai été influencée. »
Puisque vous parlez de Jiří Trnka, cet illustrateur très connu bien au-delà des frontières tchèques, cela me fait penser au titre de votre exposition récente, en tchèque, Zahrada (Le jardin). Est-ce une référence au livre éponyme de Trnka ou peut-être aussi à ce livre de Čapek, L’Année du jardinier ?
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« Ce sont les deux en réalité ! Et puis il y a aussi Josef Sudek, le photographe. Le mot ‘zahrada’ revenait tout le temps autour de moi quand j’étais à Prague, c’était très étrange. J’ai vu l’exposition Trnka à Kutná Hora autour de son livre Le Jardin. Une exposition magnifique, interactive… C’était fascinant de voir comme il créait à partir de pas grand-chose. En effet, il y a aussi le livre sur le jardinage de Karel Čapek qui est absolument magnifique. Je suis allé voir leur maison à Prague, qui n’est pas encore devenue un musée, mais je suis impatiente de voir ce que ça va donner. C’était presque comme un pèlerinage, j’avais l’impression que le chien allait arriver derrière les grilles. Et puis, à côté du Ve arrondissement où je vivais, il y avait l’atelier de Josef Sudek, un photographe qui, lui aussi, s’intéressait aux choses extrêmement simples. Je viens encore d’acheter un de ses livres et c’est vraiment magnifique. »
On pense notamment à ses photos prises sur son jardin, depuis la fenêtre de son atelier…
« Tout à fait. Ou alors une simple pièce de monnaie, juste un œuf, un morceau de pain. C’est extraordinaire. C’est ce que j’adore : ce sont ces formes simples que je recherche dans ce que je vais utiliser comme matière première. Le mot ‘zahrada’ pour l’exposition est surtout lié à cela. Pour atteindre son atelier où Sudek a réalisé parmi ses plus belles photos, on traverse des cours d’immeubles, assez tristes, et pour indiquer l’atelier, il y a écrit le mot ‘zahrada’ au-dessus des poubelles. Je trouvais cela tellement drôle que ça m’est resté. C’est aussi pour cela que j’ai appelé mes expositions ‘zahrada’ en pensant à cette flèche qui indique l’endroit où il a fait ses plus belles photos. »
Un projet à Prague dans les temps qui viennent ?
« Peut-être une prochaine exposition à l’IFP, mais c’est encore à voir, pour présenter mes travaux et mes livres. J’aimerais montrer mes recherches, tout ce que j’ai pu acheter à Prague et qui m’a servi pour créer mes collages. J’ai réalisé un grand livre qui s’appelle justement ‘zahrada’, tout en longueur. Ce serait l’occasion de montrer plus de choses et la matière dont je me suis servie à Prague pour travailler. Et puis, il y a aussi un projet de film d’animation en cours à partir de ce livre. »