Animation et bande-dessinée à l’heure de Moscou

Le 30 janvier dernier s’est achevée la 37ème édition du célèbre Festival international d’Angoulême, consacré à la bande-dessinée. L’occasion d’aborder aujourd’hui, sans exhaustivité, certains aspects de l’histoire de l’animation et de la bande-dessinée en terres tchèques, en particulier sous le communisme.

« J’aime Křemílek et Vochomůrka, Rákosníček, Krteček et Čtyřlístek … ».

Aujourd’hui comme hier, les jeunes enfants tchèques apprécient particulièrement ces héros de bande-dessinée : la petite Taupe, le Trèfle à quatre feuilles… Au-delà de la rupture de 1989, c’est un élément de continuité inattendu avec la période communiste. Malgré un contexte radicalement différent, les enfants tchèques partagent avec leurs aînés certains de leurs héros.

Čtyřlístek
Au musée de la ville de Prague, se tient d’ailleurs une toute petite exposition sur l’un d’entre eux : Čtyřlístek, le Trèfle à quatre feuilles. Preuve du succès qu’il rencontre encore aujourd’hui, l’exposition a été prolongée jusqu’au mois d’avril.

Créé par le dessinateur Jaroslav Němeček, Čtyřlístek paraît pour la première fois en 1969, aux éditions Orbis. C’est à la demande des lecteurs eux-mêmes que des suites seront données aux premiers essais. Dans les années 1970 et 1980, la bande-dessinée sera parfois tirée à plus de 200 000 exemplaires et paraîtra même en anglais, en allemand et en grec.

La réputation internationale de l’animation tchèque, liée à la bande-dessinée, remonte aux années d’après-guerre. Mais elle s’inscrit surtout dans une tradition de la mise en scène qui remonte au moins à l’âge baroque et à la Contre-Réforme.

Civilisation de la dramatisation esthétique, la Bohême baroque mêle peinture et sculpture au service de l’architecture afin d’éveiller le sentiment religieux. Prague, en particulier à Malá Strana, se présente comme une vaste scène de théâtre.

Les Contes,  illustrés par Jiří Trnka
Le théâtre d’animation se développe durant la Seconde guerre mondiale, en partie en raison de l’interdiction de diffusion des dessins animés américains. Il connaîtra une renommée internationale dans les années 1950 avec le théâtre de marionnettes de Jiří Trnka, un créateur à l’esprit indépendant. C’est à l’occasion du Festival de Cannes en 1959 qu’un journaliste anglais le surnomme le « Walt Disney de l'Est ». Simplificatrice, la formule n’en traduit pas moins la réputation de Trnka. En 1968, il se voit décerner le prix Hans Christian Andersen pour son illustration des célèbres Contes.

D’ailleurs, d’autres héros pour enfants créés par des auteurs tchèques connaîtront une postérité durable dans le Bloc soviétique comme en Occident. Ainsi, Krteček, la célèbre Petite Taupe en français, créée par Zdeněk Miler et diffusée depuis 1956 à la télévision tchèque.

Čtyřlístek dans l’Ouest sauvage
Bien sûr, ces séries, destinées à un public très jeune, étaient apolitiques et ne rencontraient a priori pas de problèmes avec la censure du régime communiste.

D’ailleurs, le numéro quatre des aventures de Čtyřlístek, paru en 1969, évoque presque, par sa couverture, un Tintin au Pays des Soviets mais à l’envers. Son titre : Čtyřlístek dans l’Ouest sauvage. On y voit l’un des protagonistes en cow-boy flingueur. Ce n’était sans doute pas le vœu des auteurs mais cela ne pouvait que plaire aux censeurs dans leur visison d’un Occident décadent.

D’autres auteurs, en revanche, doivent affronter directement les rigueurs de la censure. Ainsi Kája Saudek, auteur, avec Jaroslav Weigel, de la bande-dessinée Lips Tullian, alias le voleur de grand chemin Philippe de Mengenstein. La série est publiée 1972 dans l’hebdomadaire pour jeunes Mladý svět.

La bande-dessinée sera tellement populaire qu’elle participera au succès du magazine lui-même, augmentant ses tirages d‘environ 100 000 exemplaires. Chaque mercredi, jour de publication de Mladý svět, on voit se former, devant les locaux du magazine, d’impressionnantes queues de lecteurs impatients.

Malgré cet incontestable succès, la série ne sera publiée qu’un an, avant d’être interdite par la censure en décembre 1972, non sans provoquer les protestations de nombreux adeptes. Le Printemps de Prague est encore en cours de normalisation. Du divertissement pour endormir la population : oui... mais dans le cadre d’un strict contrôle de l’orthodoxie voire de l’esthétique officielle.

Les autorités reprochent à Lips Tullian un style trop « américain », d’autres journaux zélés critiquant un caractère « kitsch bourgeois ». Ce faisant, ils tentaient de se placer sur un terrain formel, comme l’avaient fait, durant les années 1960, les critiques officiels face aux groupes de Big Beat. Durant les années 1960, le régime de Novotný n’avait pas pu empêcher l’éclosion de groupes de rock formés sur le modèle anglo-saxon. A l’heure de la normalisation, tout écart était devenu impossible. Il faudra attendre la chute du régime pour voir reparaître les œuvres de Kája Saudek.

Durant les années 1970 et 1980, les autorités considèrent les bandes-dessinées d’un œil méfiant, les accusant de mauvaise influence sur la jeunesse. Les dessinateurs et les chefs de magazine pratiquent donc une auto-censure bien comprise afin d’éviter tout sujet polémique. D’ailleurs, lorsqu’à l’été 1972, les comité éditorial de Mladý svět fait face aux pressions du régime, ils publient une interview avec Saudek, où celui-ci nie tout contact ou toute influence des bandes-dessinées occidentales. Le résultat sera contraire aux attentes et une campagne officielle de dénigrement immédiatement lancée par le régime.

La rédaction de Mladý svět tentera non sans habileté à redonner vie à la série. Le héros deviendra Černý Filip et l’action sera transposée à une autre période de l’histoire tchèque. On retrouve là les techniques de certains auteurs du XVIIIème siècle en Occident, choisissant un lieu imaginaire comme action pour échapper à la censure.

Mais le subterfuge ne sera pas suffisant et après six épisodes, Černý Filip connaît le même sort que Lips Tullian.

Aujourd’hui, la situation de la bande-dessinée en République tchèque a bien sûr évolué. Interrogée sur nos ondes en décembre dernier, Jana Fantová, du festival de bande-dessinée Komiksfest, livrait un témoignage éloquent :

« C’est surtout grâce aux éditeurs... Ils ont commencé à publier de plus en plus de livres, qu’il s’agisse de traductions ou de versions originales. Les gens ont donc pu découvrir plus de publications intéressantes. Si Komiksfest y a participé, nous en sommes heureux. Car l’ensemble du festival est conçu comme un soutien à la bande-dessinée, comme un média pour les adultes, afin de le débarrasser de l’étiquette ‘littérature pour enfants’. »

Depuis la chute du régime, la bande-dessinée réémerge peu à peu. Pourtant, on déplore souvent un manque d’intérêt de la part du public tchèque. C’est oublier que des bandes-dessinées pour enfants mais aussi pour adolescents ont connu un succès massif pendant la période communiste.