De ‘La rage de Loukachenko’ au ‘goulasch bourguignon’ : les recettes de cuisine de Václav Havel
Premier président de la Tchécoslovaquie post-communiste puis de la République tchèque, Václav Havel est aujourd’hui connu dans le monde entier, aussi bien comme homme d’Etat que comme symbole des droits de l'Homme et de la démocratie. Ce que l’on sait moins, c’est que le célèbre dissident tchécoslovaque était aussi un fervent cuisinier ! En 2019, nombre de ses recettes ont été rassemblées dans un délicieux livre de cuisine intitulé ‘Kančí na daňčím’.
Le ‘Kančí na daňčím’, qui a donné son titre à ce livre de recettes inédits, est en fait un plat à base de gibier qui compte parmi les classiques culinaires tchèques revisités par Havel et répertoriés par Michael Žantovský et son équipe. La rédaction anglaise de Radio Prague Int. a rencontré cet ancien ambassadeur de la République tchèque aux États-Unis, en Israël et au Royaume-Uni, aujourd'hui directeur de la bibliothèque Václav Havel :
« J’ai été très proche de Václav Havel de son vivant. Au-delà de notre collaboration professionnelle, c’était un ami. Je connaissais son vif intérêt pour la cuisine et nous avons cuisiné ensemble à plusieurs occasions. Dans nos archives [de la bibliothèque Václav Havel ndlr], nous possédons beaucoup de recettes écrites de sa main, ainsi que les souvenirs de ceux qui l’ont vu cuisiner ou ont partagé ses repas. J’ai ainsi pensé que nous pourrions en faire un joli recueil. »Diriez-vous que Václav Havel était un ‘bon’ cuisinier ?
« Les opinions divergeaient, comme c’est souvent le cas lorsqu’il s’agit de chefs cuisiniers. Ce que l’on peut dire, c’est que Václav Havel était un cuisiner enthousiaste, inspiré et créatif ! »
En parcourant le livre, on s’aperçoit vite qu’Havel a dû improviser, comme probablement tout le monde à l'époque, parce qu'il y avait beaucoup moins d'ingrédients disponibles à cette période. On pourrait presque dire que ce livre de recettes est un ‘livre de cuisine communiste’, puisque j’imagine que Václav Havel a cessé de cuisiner en 1990...
« Tout à fait. Nous voulions raconter à nos lecteurs, surtout aux jeunes, comment on préparait un plat sous l’ère communiste, où il y avait bien moins d’ingrédients sur le marché. Mais malgré l’improvisation et les substituions dont il fallait faire preuve, les gens pouvaient cuisinier des dîners mémorables, et j’en sais quelque chose ! »Havel était-il fondamentalement intéressé par la nourriture ou l’était-il davantage par l’aspect collectif des repas que l’on partage à plusieurs ?
« Je pense qu’en effet, c’est plutôt ce dernier aspect qui l’intéressait. C’était quelqu’un de frugal, qui mangeait peu, et lorsqu’il était seul, il cuisinait des plats somme toute assez simples. Mais il aimait cuisiner pour ses amis et pouvait préparer des dîners très élaborés pour les autres. Il a toujours écrit et parfois illustré ses propres menus pour accompagner les dîners. Donc oui, il a consacré beaucoup de temps et a beaucoup réfléchi à la cuisine, c’est pourquoi il était populaire en tant que cuisinier. »
Quel est selon vous son plat le plus mémorable ?
« Son plus grand succès en tant que chef était ce qu’il appelait le ‘goulasch bourguignon’. Comme son nom l’indique, son élément principal est le vin rouge. Mais ça n’est pas la seule raison pour laquelle le goulasch de Havel ne ressemblait pas aux goulaschs tchèques habituels : il y rajoutait de nombreux ingrédients comme de la groseille, de la confiture, beaucoup plus d'épices, et même de la crème fouettée –ce qui était plus controversé. C’était un goulasch très élaboré.Le livre contient aussi la recette du ‘goulasch fédéral’, que j’ai nommé ainsi parce qu’il faisait partie des efforts réels mais vains de maintenir une Tchécoslovaquie unie. A l’occasion d’une réunion des principaux représentants des partis politiques et des institutions tchèques et slovaques chez Havel, à Hrádeček, il a eu l’idée de leur cuisiner un goulasch pour les mettre de bonne humeur en vue des négociations à venir. Il avait aussi gardé une bouteille de slivovice dans ce but. Et comme nous n’avions pas assez de temps pour faire un goulasch bourguignon, nous avons cuisiné une version simplifiée de sa recette favorite. Je l’ai appelée ‘goulasch fédéral’, ce qui certes, n’est pas très original, mais me semble approprié. »
Le titre du livre de recettes, ‘Kančí na daňčím’ [littéralement Sanglier sur daim, ndlr], fait référence à un autre de ses plats. Pouvez-vous nous en parler ?
« Oui, ce nom a été choisi par Havel lui-même ; il l’a utilisé à plusieurs reprises. C’était littéralement un gibier cuisiné sur un autre. Pour lui, ce plat incarnait l’idée d’un repas aristocratique et de haute cuisine. Donc à chaque fois qu’était prévue la visite d’un personnage politique important, Havel disait : ‘Eh bien, nous devrons leur préparer quelque chose de spécial, comme le Kančí na daňčím’. »
J’ai cru comprendre que Václav Havel ne mangeait que de la soupe pour son déjeuner. Cela peut sembler étrange lorsque l’on sait que beaucoup de Tchèques prennent de la soupe avant un plat principal.
« Ça n’était pas seulement une soupe qu’il voulait, mais une soupe claire ! La clarté de la soupe était un élément très important pour lui. Il demandait toujours un bouillon ou une soupe claire, parce que durant ses cinq années de prison, il a été trop souvent soumis à un régime de soupes épaisses contenant toutes sortes d’ingrédients inidentifiables. Il détestait cela. »Pour rester dans le registre des soupes, l’un des meilleurs titres de recettes du livre est à n’en pas douter le ‘Lukašenkův hněv’, que l’on pourrait traduire par ‘la rage de Loukachenko’. En quoi est-ce que ce plat diffère des soupes traditionnelles tchèques ?
« C'est une sorte de bortsch fortifié. Cette soupe contient de grandes quantités de chaque ingrédient, du chou au bœuf en passant par la saucisse, la viande fumée et la betterave - et j’en passe ! »
Et pourquoi lui avoir donné le nom de Loukachenko, le président biélorusse ?
« Je crois tout simplement que Loukachenko était l’un des hommes politiques que Václav aimait le plus détester ! C’est certainement la raison de ce choix. »Le livre, qui a été réalisé sous votre direction, en est à son deuxième tirage. Pensez-vous que les gens l’utilisent comme un livre de cuisine classique ou bien qu’ils le lisent davantage pour le plaisir ?
« A vrai dire, il n’a pas été conçu pour être votre livre de cuisine quotidien, mais vous pouvez bien sûr reproduire ou vous inspirer de certaines recettes. Les gens le font et nous donnent leurs retours, souvent très positifs. Aujourd’hui, nous pouvons dire que nous sommes à un tournant puisqu’un éditeur polonais veut publier une édition polonaise du livre. Donc après ‘Le Pouvoir des sans-pouvoir’ [essai politique de Václav Havel de 1978, nldr], c’est potentiellement la cuisine de Havel qui va conquérir le monde ! »