« De Prague à Ravensbrück », témoignage sur les dernières années de la vie de Milena Jesenská

Photo: Septentrion littératures

« Nous voulons tous faire quelque chose, Willi, mais aucun de nous n’a autant que toi la chance de pouvoir le faire ! Vouloir mourir ensemble, ce n’est pas de la solidarité – surtout quand on a encore la possibilité d’agir », écrit Milena Jesenská dans une lettre adressée en 1938 au journaliste Willi Schlamm. Les lettres écrites par Milena Jesenská entre 1938 et 1944 ont été réunies par Hélène Belletto-Sussell et Alena Wagnerová dans un livre intitulé « De Prague à Ravensbrück ». Egalement traductrice de ces lettres, Hélène Belletto-Sussel a répondu aux questions de Radio Prague. Voici la première partie de cet entretien.

Comment avez-vous découvert Milena Jesenská ?

Photo: Septentrion littératures
« Je connaissais comme tout le monde Milena Jesenská depuis longtemps par Kafka, bien sûr, et puis, en juin 2014, j’ai lu dans la revue allemande Der Spiegel que la Neue Rundschau venait de traduire les lettres de captivité de Milena. J’ai aussitôt commandé ces lettres parce que je me suis dit que c’était quelque chose qu’il fallait faire connaître au public français, et j’ai vu que c’était un tout petit volume. Il s’agit de 14 lettres, c’est peu de choses. J’en ai parlé à Alena Wagnerova, puisqu’il y avait la question des droits. C’est elle qui m’a suggéré, et je lui en suis vraiment très reconnaissante, de traduire aussi les lettres de Milena à Willi Schlamm parce que ce sont des lettres qui ont été écrites en 1938-1939 et qui préparent ce qui s’est passé pour Milena en 1939-1940 puis jusqu’à sa mort en 1944. Ces lettres montrent en même temps le visage de la Tchécoslovaquie, ce que le pays a vécu à cette époque-là. »

Milena Jesenská était d’abord connue du grand public pour les lettres qu’elle a échangées avec Franz Kafka. Kafka a dit d’elle : « Elle est un feu vivant comme je n’en ai encore jamais vu… » Qui était donc Milena Jesenská ? Comment résumer sa vie ?

Milena Jesenská,  photo: ČT24
« Milena Jesenská est une fille qui est née en 1896 dans ce qui est encore l’Autriche-Hongrie. Elle est née dans une famille intellectuellement assez progressiste. Son père est professeur de médecine à l’université et on l’envoie dans un lycée, ce qui était relativement rare à l’époque. C’était Minerva, un lycée de jeunes filles où l’on apprenait aussi le latin, le grec, etc. Et Milena, contrairement à d’autres jeunes filles peut-être plus conformistes, se révèle très vite comme très curieuse de ce qui se passe autour d’elle, un peu fantasque et rebelle. Elle fréquente avec ses amies des cafés de Prague, notamment le café Arco où elle voit des gens comme Franz Werfel, Kafka bien sûr, Ernst Pollak, qui devient son mari, et elle prend de cette manière le goût de la littérature, de l’écriture, de la réflexion, éventuellement déjà de la contestation, de l’opposition possible, de ce côté rebelle qui caractérise Milena. C’est déjà une personnalité forte qui grandit entre un père assez autoritaire et une mère malade, et tout ça fait de Milena une personnalité très originale avec un sens de la générosité qui ne se démentira jamais et l’accompagnera toujours. Je crois que c’est sa principale caractéristique. »

Dans les lettres que vous avez réunies dans votre livre, nous retrouvons Milena, ses idées, ses angoisses et ses craintes entre 1938 et 1944, donc dans la dernière étape de sa vie, une étape extrêmement difficile. Dans quelles circonstances rédigeait-elle ses lettres ?

Photo repro: De Prague à Ravensbrück,  Lettres de Milena Jesenská / Septentrion littératures
« Les lettres adressées en 1938 et 1939 à Willi Schlamm sont rédigées alors qu’elle travaille pour la revue Přítomnost (Le temps présent). Elle rédige les lettres tantôt chez elle, tantôt lorsqu’elle est au journal dans une situation qui au début est encore presque normale et qui devient de plus en plus anormale parece que, en septembre 1938, il y a les accords de Munich, puis, en mars 1939, l’invasion de la Tchécoslovaquie. C’est donc une situation qui, pour elle, est de plus en plus crispée et difficile, et on voit bien comment, au début, les sujets qu’elle traite dans ses lettres sont des sujets assez personnels, comme sa relation avec Willi Schlamm, puis Milena abandonne peu à peu ce terrain personnel pour parler de plus en plus de ce qui concerne la Tchécoslovaquie. »

Milena voyait donc s’effondre la Tchécoslovaquie qui lui était chère. Comment a-t-elle réagi aux défis de cette époque ?

« Elle réagit avec beaucoup de lucidité, d’une part, et de désespoir d’autre part. Il y a le très beau texte qu’elle écrit pour Pritomnost, le lendemain du 15 mars 1939 et de l’invasion de la Tchécoslovaquie, où elle montre beaucoup de compassion pour ses compatriotes, pour les Tchèques, et en même temps on voit qu’elle est désespérée depuis déjà les accords de Munich et par la politique menée par le président Beneš. Ensuite, à mesure que le temps passe, elle devient plus indulgente envers Beneš. D’abord, elle ne comprend pas comment il a pu accepter, puis elle voit Beneš comme une victime au même titre que les autres habitants de la Tchécoslovaquie. »

Que dire du destinataire de ces lettres, le journaliste Willi Schlamm ? C’était un journaliste germanophone. Quel rôle a-t-il joué dans le journalisme tchèque et dans le journalisme d’Europe centrale ?

'La dictature du mensonge',  photo: Der Aufbruck
« Ce Willi Schlamm est un personnage très curieux. C’est un journaliste viennois qui a été communiste. Il est exclu du Parti depuis 1929 et il suit une orientation qui le conduit de plus en plus vers la droite. En 1937, il écrit un essai intitulé ‘Die Dictatur des Lüge – eine Abrechnung (La dictature du mensonge – un règlement des comptes)’, qui est un livre extrêmement violent contre le communisme, en particulier le communisme tel qu’il est pratiqué en Union soviétique. Milena le connaît par cela. Elle a été au parti communiste pendant quelque temps mais elle s’est rendue compte assez vite que ce n’était pas une structure qui lui convenait. En 1937, Willi Schlamm quitte Vienne pour s’installer à Prague parce que, après l’Anschluss, Vienne n’est plus tenable pour les juifs, et c’est à Prague qu’il collabore avec Pritomnost. Et, dès juillet 1938, il prend le chemin de l’exil, qui le conduit, via Bruxelles et Paris, aux Etats-Unis. Je pense qu’il est important de savoir à propos de Willi Schlamm qu’il est très brillant. J’ai lu ses articles pour Pritomnost. A la demande de Milena, il continue encore à envoyer des articles alors qu’il est déjà parti pour l’exil et Milena dit à plusieurs reprises que Přítomnost en a vraiment besoin, même financièrement, pour tenir, parce que la revue est dans une situation délicate. En août 1939, elle sera d’ailleurs interdite. Willi Schlamm continue donc à envoyer des articles et, en même temps, il s’installe aux Etats-Unis où, et c’est une évolution vraiment curieuse, il se tourne de plus en plus vers l’extrême droite. »

C’est effectivement un autre chapitre de la vie de Willi Schlamm. Mais revenons à Milena : de nombreux passages de ces lettres concernent le travail journalistique. Milena demande à Willi Schlamm de nouveaux articles et lui suggère de nouveaux thèmes pour la revue Přítomnost. Willi Schlamm était donc un collègue pour Milena. Comment appréciait-elle son travail ?

« Elle avait une immense admiration pour Willi Schlamm. »

Dans d’autres passages, Milena confie à Willi Schlamm ce qui se passe en son for intérieur. Le ton de ces passages est souvent très passionné, on dirait qu’il s’agit de lettres d’amour, mais Willi n’est pas le seul destinataire de ces lettres qui sont adressées également à sa femme Steffi. Comment expliquer cette relation compliquée ?

Photo repro: De Prague à Ravensbrück,  Lettres de Milena Jesenská / Septentrion littératures
« C’est très difficile et on n’a pas de détails sur cette relation. Si on en croit Milena, particulièrement dans la première lettre, elle affirme qu’elle ne veut qu’une amitié et que quelque chose de plus ne lui aurait pas convenu. Cela dit, on a quand même l’impression que ce sont des lettres d’amour. Les lettres sont lues en effet par Steffi. Milena se plaint à plusieurs reprises que Steffi ne lui répond pas. Bon, on peut comprendre que Steffi, voyant les lettres de Milena, n’ait pas eu très envie de lui répondre. C’est une relation très étrange parce que je pense que Milena a une très profonde amitié aussi pour Steffi. Elle fait ‘profiter’ tout l’entourage de Willi Schlamm de l’amitié ou de l’amour, de l’admiration qu’elle éprouve pour lui. C’est une espèce d’amour universel qui englobe aussi Steffi. Je ne suis pas certaine que Steffi ait très bien compris la nature de ce sentiment. Milena écrit ses lettres tantôt en allemand tantôt en tchèque. Elle se plaint et dit : ‘Si j’écris en allemand, je n’arrive pas à dire tout ce que je voudrais, et si j’écris en tchèque, je sais que ça va énerver Steffi.’ Milena est donc consciente qu’il y a un problème quelque part. Elle n’en précise pas la nature, mais elle en est consciente. »

(Nous vous présenterons la seconde partie de cet entretien le samedi 10 décembre.)