Littérature : dans Les ponts de Prague, Danielle Dussault « appréhende la ville par son côté non touristique »
Ecrivaine québécoise, autrice de romans, nouvelles et récits poétiques, Danielle Dussault avait passé plusieurs semaines à Prague en 2020 dans le cadre du projet Praha město literatury (Prague ville de littérature). De retour en Tchéquie cet automne, elle a parlé au micro de Radio Prague Int. de son nouveau recueil de nouvelles Les ponts de Prague, mais aussi de son projet littéraire sur le thème des lettres disparues adressées par Milena Jesenská à Franz Kafka. Mais tout d’abord, elle est revenue sur sa relation avec la capitale tchèque.
« C’est un heureux hasard de circonstances qui m’a amenée à Prague pour la première fois. Je m’étais inscrite auprès d’une chorale internationale, montée au Québec avec des gens de Montréal, de Sherbrooke et de Thetford Mines, une petite ville d’amiante d’où je suis originaire. Et nous sommes venus chanter le Requiem de Mozart à l’église Saint-Nicolas, dans la Vieille-Ville de Prague. Et je suis littéralement tombée amoureuse de Prague. »
« Je connaissais une intervenante culturelle du projet ‘Praha město literatury’. Quelques mois plus tard, je me suis inscrite pour l’appel de candidatures proposé aux écrivains qui voulaient faire un séjour à Prague. Et j’ai eu la chance de venir en janvier-février 2020, juste avant la pandémie. J’en ai profité pour écrire. »
Les ponts de Prague
Pendant ce séjour, vous avez écrit le recueil de nouvelles « Les ponts de Prague », publié en 2022 chez Lévesque Editeur…
« … mon éditrice, Christine Lahaie, étant elle aussi écrivaine au Québec. Ce recueil de nouvelles livre des impressions que j’ai eues en ayant recours à la déambulation au cœur de la ville, pour raconter des histoires de la vie quotidienne avec ce que l’on connaît de la nouvelle, qui se termine généralement par une chute inattendue ou par des effets de surprise. »
« J’en ai profité pour apprendre un peu le tchèque à ce moment-là, mais c’est une langue qui demande vraiment de s’assoir et, peut-être, de prendre des cours privés pour bien l’appréhender. »
« Témoin mobile de l’existence humaine »
Par déambulation, vous voulez dire que vous écriviez en marchant dans la ville ?
« Dans mes nouvelles et mes carnets, j’aime beaucoup recourir à la déambulation, à la marche, devenant ainsi une sorte de témoin mobile de l’existence humaine. Je me laisse traverser par des impressions, des rencontres. »
« Un exemple qui peut sembler tout à fait banal, mais qui ne l’est pas : j’avais retrouvé mon amie traductrice dans un petit café, et une fillette s’y est mise à hurler parce qu’elle voulait manger de la tarte. Une petite poupée pendouillait au bout de son bras et je me suis dit : ‘ça c’est un personnage de roman [nouvelle ‘La poupée du café Slavia’, pp. 92-101, ndlr], une scène de la vie quotidienne’. C’est ce que j’ai essayé de traduire dans Les ponts de Prague. »
La première nouvelle du recueil, ‘Images éparses’, mentionne une jeune femme musulmane et un café turc – une première image de Prague tellement inhabituelle, car ce n’est pas la chose que les gens mentionnent en premier lorsqu’ils parlent de Prague ! Quelle est l’histoire derrière cette nouvelle ?
« J’ai eu la chance de vivre dans un lieu légèrement en banlieue, Barrandov/Hlubočepy. J’étais dans cet environnement où se trouvent beaucoup de gens de la communauté internationale, et j’avais rencontré une jeune musulmane qui était à Prague depuis quelques mois et qui m’a raconté son expérience. J’aime beaucoup appréhender les villes par le côté non touristique, créer un mouvement d’intimité avec les gens que je croise quand je voyage. »
Atelier d’écriture et envie d’écrire
On le ressent clairement dans votre recueil, loin des images habituelles du pont Charles ou de l’horloge astronomique… Mais outre votre activité d’écriture, vous avez enseigné, et vous animez également des ateliers d’écriture. Vous avez notamment animé, le 9 novembre, un atelier à l’Institut français de Prague. Sur quoi portait-il, et a-t-il été différent des ateliers que vous avez l’habitude d’animer au Québec ?
« C’était légèrement différent, car à chaque fois que je donne un atelier d’écriture, j’établis une série de consignes susceptibles d’intéresser les participants et les participantes. A l’Institut français de Prague, l’atelier a été absolument charmant : les gens ont vraiment participé, et certaines participantes m’ont envoyé leurs textes. Les consignes comprenaient : l’écriture d’un court texte à partir d’une photo, mais aussi l’écriture d’un texte à partir d’un découpage de phrases fait par moi-même, les participants devant choisir une phrase au hasard et écrire à partir de ça. »
« Un des plus beaux compliments que l’on puisse me faire, c’est ‘Votre atelier d’écriture m’a donné envie d’écrire’. C’est la plus belle phrase que l’on puisse me dire. »
« J’aimerais éventuellement réunir trois villes en ‘cohabitation à distance’ : j’animerais un atelier depuis Sherbrooke, quelqu’un animerait un atelier à la mairie des Lilas, en France, et quelqu’un d’autre animerait en même temps un atelier à l’Institut français de Prague. Et une fois les ateliers terminés, on se rencontrerait sur une plateforme en ligne pour partager nos textes. »
Lettres de Milena Jesenská à Franz Kafka
Et ce n’est pas votre seul projet ! Puisque l’une des raisons de votre retour à Prague, en ce mois de novembre 2022, c’est un projet sur le thème des lettres adressées par Milena Jesenská à Franz Kafka lors d’une relation épistolaire et amoureuse entre 1920 et 1923. Une relation qui a produit une correspondance abondante, mais dont la moitié a disparu, puisque les seules lettres qui sont restées sont celles de Franz Kafka [publiées en français chez Gallimard]. Mais qu’est-ce qui vous intéresse dans ces lettres : leur contenu – par curiosité – ou plutôt justement le fait qu’elles aient disparu ?
« Quand on lit les lettres de Kafka adressées à Milena, on a l’impression d’un drame raconté à une voix. On y trouve quelques références à Milena. Mais ce qui m’intéresse, c’est une question vive et spontanée, qui a surgi au moment de ma relecture de ces lettres de Kafka : que sont devenues les lettres de Milena à Kafka ? On a retrouvé celles qu’elle a adressées à sa fille et à son père lorsqu’elle était internée au camp de Ravensbrück, mais qu’est-il advenu des lettres de l’amoureuse s’adressant à Kafka ? Les a-t-on brûlées ? Les a-t-on fait disparaître sous le régime hitlérien ? Est-ce que c’est Milena Jesenská elle-même qui a demandé à Max Brod de les faire disparaître ? C’est un sujet qui frôle l’impossible. »
Interpréter par l’expérience personnelle
Avez-vous une théorie sur la question ?
« J’ai une théorie qui me semble la plus probable, mais je ne peux pas m’aventurer en affirmant cette théorie de façon catégorique. Je suis obligée de passer par ma propre expérience d’un échange épistolaire amoureux très abondant. Mais un jour, la personne m’a demandé de lui remettre ses lettres, et elle m’a rendu mes propres lettres, que j’ai fait disparaître en les brûlant. Alors peut-être que Milena elle-même a fait une chose similaire… Mais je ne sais pas et je ne peux pas l’affirmer. A mon avis, c’est le fait qu’on ne sache pas qui est intéressant. Bien sûr, je patauge et j’espère de voir toutes les possibilités qui auraient pu survenir… et ce qui est intéressant, c’est que lorsque l’on commence un projet comme celui-là, le hasard et les recherches amènent à des croisements. J’espère donc pouvoir revenir à Prague pour pouvoir poursuivre ce projet. »
Lors d’une soirée littéraire avec la traductrice et spécialiste de l’univers de Kafka Věra Koubová à la Bibliothèque municipale, vous avez évoqué un projet de carnets sur le thème de ces lettres de Milena Jesenská à Franz Kafka. Pouvez-vous nous en dire plus ?
« Je pense que le carnet comme pratique littéraire se prêterait très bien à l’exercice autour de la question de ces lettres. Le carnet est en marge de la fiction ; dans ce carnet, je pourrais peut-être adresser une lettre à Milena, l’écrire comme si je lui parlais du siècle présent en faisant des liens avec l’époque dans laquelle elle vivait. »
Une manière de clore le sujet sans pour autant pouvoir résoudre l’énigme de ces lettres disparues. Mais accepter la disparition, c’est une leçon de vie, n’est-ce pas ?
« Exactement. »
Rendez-vous donc prochainement à Prague pour une lecture de ce carnet ?
« Peut-être à l’automne 2023. »