Milena Jesenská, la liberté avant tout
Le 17 mai, 80 ans se sont écoulés depuis la mort de la journaliste, écrivaine et résistante tchèque Milena Jesenská. Si on l’a longtemps associée exclusivement à Franz Kafka, elle était également une femme engagée pour des causes sociales et sociétales, celle des femmes notamment. Pur produit de la Première République tchécoslovaque, Milena Jesenská a payé le prix fort de son engagement démocrate : arrêtée en novembre 1939, elle est déportée l’année suivante à Ravensbrück où elle meurt en 1944. Pour parler de sa vie, Radio Prague Int. s’est entretenu avec Hélène Belletto-Sussel qui a traduit en français sa correspondance entre 1938 et 1944.
« Avant qu’elle n’accède à un nom, c’était un prénom. C’étaient les Lettres à Milena. Comment je suis arrivée à elle ? Je ne savais pas grand-chose, j’avais dû lire une fois ou l’autre sa nécrologie sur Franz Kafka et me dire qu’elle avait tout compris sur le personnage. J’avais constaté aussi que quand on lit les Lettres à Milena, de Franz Kafka, on comprend beaucoup de choses sur ce qu’elle était. C’est dommage que nous n’ayons pas les lettres qu’elle lui a écrites. On comprend bien que parfois elle a une certaine sévérité : ce n’est pas du tout la petite jeune femme éperdue d’admiration, d’amour… C’est vraiment quelqu’un qui réfléchit, qui juge, qui le critique à l’occasion. On voit bien qu’il répond parfois à ces critiques. La nécrologie qu’elle écrit lorsqu’il meurt en juin 1924 montre qu’elle a compris combien Kafka avait perçu ce qui se passait autour de lui, à quel point il était vigilant, aux aguets au milieu de gens qui étaient sourds et aveugles. En 1924, elle aussi avait commencé à comprendre ce qui se passait dans la société. »
Vous faites bien de rappeler ce lien : on associe spontanément Milena Jesenská à Franz Kafka parce qu’ils ont correspondu, échangé, qu’ils ont entretenu une courte relation jusqu’à sa mort en 1924. Mais c’est beaucoup trop réducteur pour la personnalité qu’était Milena. En quoi était-elle selon vous une femme différente de celles de son époque ?
« Elle est née en 1896, donc encore sous l’Autriche-Hongrie, dans un milieu privilégié. Son père était un stomatologue connu à Prague. Son père idolâtre sa fille tout en étant tyrannique au dernier degré : ça a vécu toute la vie de Milena, son rapport aux autres et à sa fille en particulier. Son père était un nationaliste tchèque, un homme à la fois conservateur et progressiste. Milena a grandi dans un univers de contradictions ce qui est très favorable au développement d’une personnalité. Tout en étant tyrannique, son père souhaitait pour elle ce qu’il y avait de mieux. Or à l’époque, ce qu’il y avait de mieux c’était le lycée Minerva. C’est là qu’il l’a envoyée faire ses études. Il avait été fondé quelques années auparavant. Milena y entre en 1907 : c’est un milieu où on pense que les filles doivent progresser, faire des études, s’émanciper. »
« Il y avait certainement un terrain favorable mais c’est cela qui lui donne aussi cette force de caractère, ce désir de s’affirmer en tant que femme et être humain. Elle y rencontre des amies avec lesquelles elle fait un peu les 400 coups : on se promène avec des tenues non-conformistes sur le Graben/Na příkopě. Tout cela fait qu’on les remarque, on parle d’elles. Tout cela s’inscrit dans le développement de sa personnalité. Ce milieu extrêmement moderne la conduit aussi à partir d’un certain âge à aller voir ce qui se passe du côté du café Arco. Elle est tchèque, elle ne veut pas s’en tenir à ce milieu-là, celui de son père, et elle trouve que ces intellectuels juifs allemands qui s’y retrouvent ont l’air bien intéressant. C’est là qu’elle rencontre Ernst Pollak qui deviendra son mari, c’est là qu’elle voit Kafka à qui elle demande assez tôt l’autorisation de traduire un passage du Soutier. A l’origine de tout cela, il y a donc le lycée Minerva. »
La vie de Milena en tant que jeune adulte se déroule en parallèle de celle de l’émergence d’un tout nouveau pays : la jeune Tchécoslovaquie devenue indépendante en 1918. Si elle déménage à Vienne avec son premier époux juste après la guerre, elle est de retour à Prague au milieu des années 1920 après son divorce : quelle est sa vie en Tchécoslovaquie dans l’entre-deux-guerres, avant la tragédie de Munich en 1938 ?
« Elle a quitté Prague, avec l’autorisation de son père, en 1918, à l’âge de 22 ans – à l’époque la majorité était à 24 ans sous l’Autriche-Hongrie et a été ramenée à 21 ans en 1919 par la jeune Tchécoslovaquie. Elle arrive à Vienne avec son mari Ernest Pollak en 1918. C’est un peu son fief à lui. Il faut souligner l’importance de sa biographe, Alena Wagnerová, qui a écrit un texte récemment, que j’ai traduit : c’est un dialogue entre Milena et Ernst, et en voix off, il y a Kafka. On voit dans ce texte comment Milena accède aussi à un nom, qu’elle n’est pas la petite jeune femme naïve et innocente qui a suivi Ernst Pollak à Vienne. On y voit son engagement – je ne dirais même pas féministe, mais c’est la liberté de l’être humain dans sa totalité, hommes et femmes. »
« On a l’impression que jusque-là elle a été plus occupée à organiser sa vie personnelle. Cela ne veut pas dire qu’elle n’avait pas de réflexion sur ce qui se passait autour d’elle, mais sa vie était compliquée : son père l’avait fait enfermer dans une clinique psychiatrique et Pollak s’arrangeait pour la voir en douce. On dit même que s’il l’a épousée, ce n’est pas tant qu’il l’aimait – il avait une relation à Vienne – mais pour l’arracher aux griffes de son père. »
« Quand elle arrive à Vienne, elle est complètement livrée à elle-même. Elle a commencé à travailler : elle portait des valises à la guerre, donnait des cours particuliers. Puis, elle commence assez vite à écrire, d’abord pour Tribuna, puis pour les Národní listy, ensuite Lidové noviny… L’aboutissement sera Přítomnost. Mais sa grande époque, elle l’aura tout de suite : même quand elle écrit pour Tribuna des articles qui relèvent plutôt de la presse féminine, il y a toujours en arrière-plan des idées politiques, sociales, féministes. Il y a toujours l’idée qu’il faut que les gens apprennent à vivre correctement, à réfléchir, à savoir ce que ça veut dire de vivre dans la liberté et dans l’affirmation de soi. »
« En 1924, Milena quitte Pollak, passe une année à Dresde, fréquente une sorte de comte communiste mais qui l’énerve un peu parce qu’il est dépendant d’elle. Or, la dépendance faisait horreur à Milena car c’est le contraire de la liberté. Elle finit par rencontrer Jaromír Krejcar qu’elle épouse en 1927. »
C’est avec lui qu’elle aura un enfant, une fille, la future poétesse Jana Krejcarová…
« L’entre-deux-guerres, c’est donc sa fille. Mais aussi sa maladie. Elle souffre d’une inflammation des articulations. Après la naissance de Jana elle reste plusieurs mois hospitalisée. La morphine qu’elle avait déjà essayée auparavant en volant à son père médecin, devient pour elle une nécessité : elle est en proie à des douleurs absolument épouvantables. Quand elle sort de l’hôpital, elle se voit comme difforme, elle boite… Elle a perdu cette mobilité physique et cette légèreté qu’elle avait... »
Et donc cette liberté qui la caractérisait…
« Voilà. Mais la liberté reste dans la tête. Le couple ne dure pas. Pendant l’époque de leur vie commune, ça a été une époque de grande activité intellectuelle puisque Jaromír Krejcar est architecte, connaît tous les gens de l’avant-garde, il y a beaucoup de va-et-vient dans la maison, on reçoit beaucoup, on gagne un peu d’argent mais on en dépense aussi beaucoup, on en distribue… C’est une vie trépidante, très riche, exaltante. Mais il y a quelque chose qui se casse au moment où Krejcar s’en va. Elle fait la connaissance Evzen Klinger qui devient son compagnon et qui partira peu de temps après l’entrée des troupes nazies dans Prague. Il voudrait absolument qu’elle parte avec lui mais elle estime qu’elle a encore des choses à faire. »
On l’a dit, Milena Jesenská était une femme très engagée. Elle était aussi très attachée à la Première République tchécoslovaque. Elle a vécu la montée des périls, Munich, le démantèlement puis l’occupation de son pays. Mais elle s’engagera très vite dans des activités de résistance et aidera des Juifs à quitter la Tchécoslovaquie. Elle est arrêtée en 1939. Peut-on revenir sur cette période intermédiaire jusqu’à son arrestation ?
« Elle a été au parti communiste quelques temps, entre 1931 et 1936, mais en a été exclue après avoir critiqué Staline. Elle voit tout ce qui se passe, elle circule aussi dans les zones frontalières, les Sudètes : en tant que journaliste, elle comprend ce qui se passe. Le 15 mars 1939 est un bouleversement pour elle mais certainement pas une surprise. Au moment où elle pourrait partir et suivre son compagnon, elle décide de rester. Elle collabore avec un jeune aristocrate, Joachim von Zedtwitz, qui le profil du parfait Allemand, aryen, blond aux yeux bleus. Ils organisent la conduite de Juifs, de communistes, d’antifascistes jusqu’à la frontière polonaise, tant que c’est encore possible, et c’est lui qui fait le chauffeur. Plus tard, il s’est engagé pour faire sortir Milena de prison en essayant de jouer la note des problèmes psychiques. Donc voilà ce que fait Milena, en plus de ses articles pour Přítomnost. »
En 1940, elle est déportée au camp de Ravensbrück pour « rééducation ». C’est là qu’elle meurt quatre ans plus tard. Comment tient-elle pendant tout ce temps-là alors qu’elle s’efforce de soutenir moralement ses codétenues. Où puisait-elle selon vous cette force malgré ses problèmes de santé ?
« Plusieurs choses l’ont aidée en dépit de ses problèmes de santé. Elle a été aidée par des camarades tchèques, communistes, qui ont tout mis en œuvre pour qu’elle soit affectée à l’infirmerie. Elle n’avait donc pas les mêmes conditions de détention que les autres. C’était très important d’avoir une fonction particulière à l’intérieur des camps. Il y a l’amitié aussi avec Margarete Buber-Neumann, un pilier, un élément qui l’a tenue debout. Et puis il y avait aussi ses convictions. Dans son livre Prisonnière chez Staline et Hitler, Margarete Buber-Neumann dit : ce qui m’a fait tenir, ce n’est pas seulement ma bonne santé, c’est l’idée qu’on peut être utile à quelqu’un, le désir de faire quelque chose pour les autres. Et ça, Milena l’avait aussi. A l’infirmerie, elle savait qu’elle pouvait faire des choses. Je pense que pour quelqu’un comme elle, c’était capital. Le fait de savoir qu’elle n’était pas là comme un simple objet mais comme quelqu’un qui avait encore une volonté et un pouvoir. Ce pouvoir, elle savait le trouver là où il était : ce n’était pas grand-chose, mais ce n’était pas rien. Malheureusement, la maladie l’a rattrapée… »
D’une certaine façon, malgré les conditions de vie terrible, conserver ce pouvoir, c’était une façon d’exercer sa liberté – ce qui pour Milena était le plus important…
« C’était exercer sa liberté et exister en tant qu’individu, ne pas être simplement une proie ou un objet qui va être broyé par la machine. Bien sûr qu’elle a été finalement broyée car c’était une machine infernale. Mais le peu qu’elle pouvait faire, elle le faisait. Cela a toujours été sa détermination. On dit qu’elle était émancipée, non-conventionnelle, mais au fond c’était quelqu’un de profondément humain, qui aimait les autres et qui voulait être là pour eux. A la fin, elle disait qu’elle aurait voulu écrire un livre avec Margarete Buber-Neumann. D’ailleurs, celle-ci a écrit une lettre bouleversant à son père… Et on voit bien qui était Milena, quelqu’un de profondément humain et engagé – un idéal d’humanité… »