Dissidents, les artisans de la liberté

'Dissidents, les artisans de la liberté'

Cette fois-ci, nous ne parlerons pas d’une personnalité tchèque, mais de tout un groupe de gens, sur lesquels la réalisatrice française Ruth Zylberman a tourné un documentaire. Son titre est suffisamment éloquent : « Dissidents. Les artisans de la liberté ». Le film évoque, à travers des images d’époque et des témoignages recueillis vingt ans après la chute du mur de Berlin, le mouvement d’opposition contre le régime communiste dans trois pays : en Tchécoslovaquie, en Pologne et en Hongrie. Même s’il n’apparaît pas dans le film, puisqu’il n’était pas disponible au moment du tournage à Prague, l’ancien président et figure majeure de la dissidence tchécoslovaque, Václav Havel, y est quand même bien présent.

Dana Němcová
« Je pense qu’un des avantages de cette époque-là était que nous nous réjouissions d’être ensemble. Notre communauté, où l’un pouvait compter sur l’autre, notre solidarité, cela nous a donné beaucoup de force. Nous avions une cause commune et cela nous unissait. Notre communauté, c’étaient des gens qui savaient quel était leur objectif. Ils savaient qu’ils allaient, éventuellement, payer pour cela. Mais ils étaient conscients que leur liberté intérieure le valait bien, c’était un prix qu’ils étaient prêts à payer. Nous n’avions même pas l’occasion d’avoir des regrets. »

Les propos de Dana Němcová, prononcés dans une série de documentaires réalisés par la Télévision tchèque, il y a trois ans, à l’occasion du trentième anniversaire de la Charte 77, ce fameux appel au respect des droits de l’homme lancé aux autorités communistes. Née en 1934, interdite pendant quatorze ans d’exercer son métier de psychologue, épouse du philosophe Jiri Nemec et mère de sept enfants, Dana Němcová a été une des grandes figures du mouvement dissident dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Un mouvement dissident qui a inspiré la réalisatrice française Ruth Zylberman à tourner, il y a un an, un remarquable film documentaire sur les mouvements d’opposition contre le régime totalitaire en Tchécoslovaquie, en Pologne et en Hongrie.

Ruth Zylberman
« Ce qui me paraissait intéressant dans le film, c’est la circulation clandestine de la pensée qui unissait souterrainement ces pays. J’étais consciente que chaque pays avait sa singularité politique : par exemple la Pologne est un pays extrêmement catholique contrairement à la Tchécoslovaquie de l’époque. En même temps, j’avais le sentiment très fort qu’il y avait un mouvement historique commun. Ce qui arrivait en 1956 à Budapest avait évidemment des répercussions en Pologne et en Tchécoslovaquie, le Printemps de Prague avait, bien entendu, des répercussions sur ce qui se passait en Pologne. Finalement, tout cela constituait une sorte de mouvement historique intériorisé. Ce mouvement lourd de l’histoire, on pouvait le penser de façon globale. C’est ce que j’ai essayé de restituer dans le film : ce mouvement à la fois intellectuel et affectif et, en même temps, quelque chose d’assez simple qui unissait ces personnes (et cela me frappait quand je les rencontrais) : la volonté d’être libres comme on respire. »

« Quelques mois avant la chute du Mur de Berlin, une clairière au fond des bois, à la frontière de la Pologne et de la Tchécoslovaquie. Une rencontre clandestine qui rassemble des opposants tchécoslovaques et polonais en lutte contre le régime communiste au pouvoir dans leurs pays. Ils se retrouvent malgré les frontières étroitement surveillées, malgré les polices secrètes qui veillent. Ces conspirateurs de la démocratie, on les appelait dissidents… »

'Dissidents. Les artisans de la liberté'
C’est par les images tournées et par une photo prise lors de cette rencontre clandestine, dans les Monts des Géants, que commence le documentaire de Ruth Zylberman intitulé « Dissidents. Les artisans de la liberté ».

Dans le film apparaît, côté tchèque et slovaque, Petr Uhl, son épouse Anna Šabatová et son beau-père Jaroslav Sabata, les trois étant très actifs au sein du mouvement de la Charte 77. Petr Uhl, 69 ans, a passé au total neuf ans dans les prisons communistes. Après la chute du régime, il a continué à s’engager dans la vie politique et publique. Par ailleurs, Petr Uhl s’oppose à l’utilisation du mot « dissident ». Il explique pourquoi :

Anna Šabatová
« Le mot ‘dissident’ était utilisé par les autorités officielles, à savoir la police secrète, comme une injure, pour nous discréditer. Nous, les militants indépendants, nous n’utilisions jamais ce mot. »

Petr Uhl et Anna Šabatová ont assisté, aux côtés de Václav Havel ou du prêtre Václav Malý, à la rencontre des opposants tchèques et polonais dans les Monts des Géants. Comment ces rencontres secrètes étaient-elles organisées ? Petr Uhl :

« La bureaucratie soviétique, qui était aussi celle de Prague, de Varsovie et de Budapest, a tout fait pour nous diviser, pour que le mouvement de protestation ne soit pas harmonisé et coordonné. Par exemple, les représentants de l’opposition polonaise, tchécoslovaque et hongroise pouvaient plus facilement voyager à l’Ouest que dans les pays voisins. Nous avons alors organisé des rencontres à proximité des frontières, à la montagne… Nous avions des ‘envoyés spéciaux’, des personnes qui avaient leur passeport et pouvaient voyager. Nous avons vraiment fait le maximum pour coordonner nos activités. »

Techniquement, comment cela se passait-il ? Comment arriviez-vous à communiquer entre vous, à vous rencontrer ? Il n’y avait pas d’Internet, d’e-mail, de portables, vous étiez suivis en permanence par la police…

«La communication était bien plus difficile qu’aujourd’hui, évidemment. Il fallait envoyer quelqu'un en Pologne. Nous étions en contact avec des Polonais qui vivaient à Prague et qui pouvaient aller en Pologne. Ils rencontraient ensuite nos amis, souvent, c’était à Wroclaw, qui est une grande ville en Silésie. Ils fixaient ensemble des dates, des lieux… Nos amis polonais connaissaient aussi des guides de montagne à qui ils faisaient appel lorsque nous nous rencontrions dans les Monts des Géants. »

« Je me souviens d’un détail : un jour, la police me transportait en prison (en général pour deux jours, cela arrivait deux ou trois fois par an). Nous traversions en voiture un pont à Prague qui s’appelait à l’époque le Pont Klement Gottwald (premier président de la Tchécoslovaquie communiste ndlr). Du coup, j’ai vu une grande publicité de Xerox ou de Toshiba, je ne me souviens plus exactement. J’ai dit aux flics : ‘vous voyez, ce progrès, ce sera la fin de votre pouvoir. Nous n’y sommes pour rien.’ Et c’était un an avant la révolution de 1989. A l’époque, nous avions déjà des télécopieuses. J’avais une adresse à la poste centrale de Prague et j’y allais télécopier nos textes. Le facteur qui apportait normalement les télégrammes venait chez moi, dans mon appartement, une ou deux fois par jour, et m’apportait des textes télécopiés venus de Vilnius, de Varsovie, de Budapest, de Berlin… Six mois avant la révolution de velours, nous avions déjà les premiers ordinateurs ! C’était des ordinateurs Amstrad et ils nous avaient été envoyés par nos amis français. »

Peut-on distinguer les différences entre les mouvements d’opposition anti-communiste dans les trois pays en question ? Ruth Zylberman :

« Déjà, il y a une distinction numérique. Ce qui est flagrant, c’est qu’en Pologne, il y a eu une vraie création d’une Pologne parallèle, ce qui n’a jamais été le cas ni en Hongrie ni en Tchécoslovaquie, où on a reproché à la dissidence d’être un ghetto intellectuel de 200 personnes. C’est sûr qu’elle n’a jamais été en lien avec la société civile comme cela a pu être en Pologne. »


Rediffusion du 17/11/2010