Jean-Yves Potel : un soutien français des dissidences centre-européennes (I)

Novembre 1989 à Prague, photo: Gampe, CC BY-SA 3.0

De nombreuses manifestations participent en cette fin d’année au 25e anniversaire de la Révolution de velours, quand s’effondra en 1989 le régime communiste tchécoslovaque. En France, cette commémoration a par exemple pris les traits d’un cycle de projections-débats à l’initiative notamment du festival A l’est du nouveau. Dans ce cadre, l’écrivain et universitaire français Jean-Yves Potel, dont l’intérêt pour l’Europe centrale et de l’Est remonte aux années 1960, était invité à participer à une discussion dans un cinéma rouennais fin novembre faisant suite à la projection du film All that I love, du réalisateur polonais Jacek Borcuch. Car Jean-Yves Potel a également joué un rôle pour le soutien aux mouvements dissidents en Tchécoslovaquie et ailleurs, un engagement qu’il a évoqué au micro de Radio Prague.

« Je pense qu’en France aujourd’hui, on garde un souvenir assez fort de 1989 et de l’ensemble des mouvements qui se sont passés à ce moment-là. On a plutôt une image qui reste très positive. Par exemple en ce qui concerne la Pologne, on a l’image de Solidarność et les élections libres. La Révolution de velours en Tchécoslovaquie reste complètement dans les esprits. On se pose maintenant effectivement des questions sur ce que sont devenus ces pays mais on garde, je pense, une image positive. »

Quelle était la teneur des questions et des débats lors de la projection du film polonais All that I love dans le cadre du cycle Off The Wall ?

« On m’a surtout posé des questions sur le contexte dans la jeunesse. En fait, All that I love est un film qui parle des jeunes dont la musique se radicalise et qui protestent indirectement contre le régime dans les années 1980. Donc, c’était plutôt une discussion sur la manière dont la jeunesse s’est investie dans la musique, le punk, etc. et a effectivement participé à cette prise de conscience générale qui a abouti à 1989. Les questions tournaient autour de cela. Comment vivait-on sous ce régime ? Quelles étaient les marges de manœuvre ? Est-ce qu’on pouvait vraiment faire de la musique librement ? »

Vous avez été vous-mêmes un témoin et un acteur de l’évolution de ces pays d’Europe centrale. D’où vous vient cet intérêt pour cette région du monde ?

« J’ai commencé à m’y intéresser dans les années 1960 et 1970. Dans les années 1970, il y avait tout un courant de gens en France qui soutenaient ce qu’on appelait les dissidents. J’étais l’animateur d’une revue qui publiait ces textes. J’ai fait beaucoup de choses dès le milieu des années 1970. Et donc normalement, je me suis retrouvé à Prague lors du procès de Václav Havel en 1979, je me suis retrouvé en Pologne en 1980 au moment de Gdansk (avec une grève de 17 000 travailleurs des chantiers navals qui consacre Solidarność comme le premier mouvement syndical non-communiste du bloc soviétique, ndlr) et j’ai suivi de très près tout ce qui se passait dans ces pays. Je suis allé en Allemagne, en Hongrie, en Russie soviétique, en Tchécoslovaquie, en Yougoslavie également, un peu partout donc et je n’ai cessé de m’intéresser à toute cette région. »

'All that I love'
Vous l’avez mentionné : vous avez participé en 1979 à une manifestation de soutien à Václav Havel et à Petr Uhl, ce qui vous a valu d’être expulsé de Tchécoslovaquie. Vous pouvez nous raconter ces événements ?

« Il s’agissait du procès du VONS, qui était un organisme de défense des personnes injustement condamnées et effectivement animé par Václav Havel, Petr Uh et quelques autres. J’étais à l’époque un des militants du Comité du 5 janvier, et avec d’autres comités, nous avons organisé une manifestation de solidarité. J’ai donc été là-bas, j’étais l’un des organisateurs de cette manifestation et pour le jour J, celui du verdict, nous avons fait venir des intellectuels connus pour manifester devant le tribunal. Il y avait notamment Patrice Chéreau et Jean-Pierre Faye. Il n’y avait personne dans les rues mais une dizaine de personnes se sont mises à manifester avec des pancartes.

Moi, j’étais dans les coulisses, j’étais un peu là comme l’organisateur de cette manifestation. La police n’est pas intervenue et nous avons été arrêtés une heure ou deux après. Nous avons été interrogés toute la nuit, reconduits à la frontière et quand nous sommes arrivés à Paris, cela a en fait donné un effet médiatique très important. Je suis celui qui a ramené le contenu du procès car à l’époque j’avais des contacts très privilégiés avec Anna Šabatová, la femme de Petr Uhl, qui m’envoyait des détails sur le contenu du procès. Ensuite, j’ai écrit un article, on a fait des conférences de presse et on a raconté ce qui s’était passé dans le procès.

D’ailleurs ensuite, Ariane Mnouchkine, qui était très impliquée là-dedans puisque c’est par exemple l’époque où nous avons créé l’AIDA, l’Association internationale de défense des artistes indépendants, a organisé une sorte de représentation de ce procès. C’était une façon de soutenir Václav Havel et ses amis. On a ensuite organisé d’autres choses, pendant des mois, des années, et par exemple une nuit lors du festival d’Avignon en 1983, qui était entièrement consacrée à Havel.

C’était en fait un mouvement assez important qui existait en France. Il a été très fort en France avec Solidarność en 1981 mais il existait déjà auparavant sur la Tchécoslovaquie, notamment avec la figure de Havel qui était assez connu. J’ai essayé à cette époque de revenir en Tchécoslovaquie, ce qui était impossible et j’ai dû attendre que Václav Havel devienne président pour pouvoir revenir à Prague. »

Anna Šabatová | Photo: Adam Kebrt,  ČRo
Anna Šabatová est aujourd’hui médiatrice de la République. Malgré le fait que vous ne pouviez pas vous rendre dans ce pays, avez-vous continué à garder des contacts poussés avec ces personnes, avec la dissidence et les intellectuels en Tchécoslovaquie ?

« Oui car il y avait cette revue qui s’appelait L’Alternative et on y publiait tous les textes de la dissidence. On a publié beaucoup de choses et mené une campagne en France pour tous ces dissidents, par exemple un personnage important qui a quitté la Tchécoslovaquie à ce moment-là, Karel Bartošek, avec qui nous étions très liés et qui est venu ensuite dans notre revue. D’ailleurs quand la revue L’Alternative, qui était faite par des bénévoles, s’est arrêtée, il l’a reprise sous le nom de La Nouvelle alternative. Il y a eu une continuité. Bien sûr, nous n’allions pas en Tchécoslovaquie mais d’autres y allaient et on était au courant de ce que s’y passait. »

Dans les années 1980, avez-vous senti arriver ces révolutions, ces changements de régime de 1989 ?

« Oui et non, c’est-à-dire que l’on ne pourra pas dire aujourd’hui que dans le milieu des années 1980, dans les années 1970, on pouvait penser que le système communiste allait s’effondrer complètement. Cela, on n’y croyait pas, on n’y pensait pas. Mais à l’époque il y avait quand même deux options. Il y avait ceux qui croyaient que non seulement il ne s’effondrerait pas mais qu’il se renforcerait. S’appuyant sur l’intervention soviétique en Afghanistan ou sur la mise au pas de Solidarność par le général Jaruzelski, ils considéraient que le totalitarisme communiste était irréversible et que finalement tout était vain, qu’il y aurait encore des générations et des générations avec ce système. C’était un mouvement qui était très fort.

Václav Havel,  photo: Filip Jandourek
Face à ce mouvement très fort, il y avait des gens comme nous et d’autres, qui pensaient qu’au contraire on pouvait contester ce régime et que justement la Charte 77, le KOR (Comité de défense des ouvriers en Pologne), les mouvements en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Yougoslavie et ailleurs, même en Russie, montraient qu’il y avait un espace de contestation. C’était un espace de contestation important qui permettait de faire beaucoup de choses, et notamment Solidarność. Alors évidemment, nous n’espérions pas que cela aille si vite et nous ne pouvions pas le prévoir mais nous étions plutôt la frange que d’aucuns caractérisaient de trop optimiste. »

En parlant de vitesse, il est souvent dit que la chute du régime communiste a nécessité dix ans en Pologne, dix mois en Hongrie et dix jours en Tchécoslovaquie…

« C’est une formule journalistique qui n’a pas de sens car le processus d’effondrement du système commence à la fin des années 1980, en 1987, 1988. Il commence en Pologne mais pas seulement dans ce pays. Il y a des mouvements même en Yougoslavie. C’est un processus qui va être long et qui est différencié. Il va aller grosso modo jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique en 1991.

Le facteur central de l’effondrement si rapide, cela a bien sûr été ce qui s’est passé au centre, c’est-à-dire à Moscou et l’effondrement du régime lui-même. A partir du moment où l’emprise soviétique sur l’Europe centrale n’avait plus lieu d’être, effectivement les sociétés se sont réveillées très vite mais les germes de cette contradiction étaient présentes depuis très longtemps dans tous ces pays. Il y avait des tensions, des régimes finissants.

Novembre 1989 à Prague,  photo: Gampe,  CC BY-SA 3.0
Il ne faut pas oublier que l’effondrement de 1989, 1990, ce n’est pas seulement la chute du mur. Bien sûr il y a une série d’Etats qui sont devenus des Etats démocratiques qui sont rentrés dans l’Union européenne. Mais il y a aussi la guerre qui est revenue avec la Yougoslavie et son éclatement. Il y a aussi des régimes autoritaires qui sont nés. Je pense au régime de Poutine. Il y a certains endroits où c’était à deux doigts de tourner comme en Russie, la Roumanie à un moment ou même l’Albanie où cela a été extrêmement difficile. Donc je crois qu’il ne faut pas avoir une vision anecdotique de cet événement. C’est un événement qui a été très compliqué, très difficile et qui a coûté très cher aux gens. »

Dans la seconde partie de l'entretien réalisé avec Jean-Yves Potel, l'écrivain évoquera la Révolution de velours en elle-même et les changements intervenus depuis 25 ans.