D’origine tchèque, le Mozart du foot autrichien d’avant-guerre Matthias Sindelar fascine encore

'L’homme qui n’est jamais mort', photo: JC Lattès

Né Matěj Šindelář à Kozlov près de Jihlava en 1903 et devenu Matthias Sindelar après son arrivée à Vienne avec sa famille, ce joueur de football d’origine tchèque a marqué les esprits grâce à son style et quelques faits d’arme historiques, dont un but légendaire contre l’Allemagne après l’Anschluss de 1938. Quelques années après le regretté Eugène Saccomano, un autre journaliste sportif français vient de consacrer un livre à ce footballeur d’exception, surnommé L’homme de papier ou Le Mozart du football pour son style de jeu raffiné : Olivier Margot a récemment publié L’homme qui n’est jamais mort aux éditions JC Lattès.

Olivier Margot,  photo: YouTube

Pourquoi avoir choisi Matthias Sindelar comme sujet de votre dernier livre ?

« J’étais rédacteur en chef de L’Equipe Magazine et pour la coupe du monde 1998 nous avons fait des numéros spéciaux, dont une série consacrée aux légendes du football. J’avais déjà lu et même écrit un peu sur Sindelar mais je n’avais jamais fouillé son histoire. Je suis allé à Vienne où j’ai rencontré le chef des archives autrichiennes, passionné par le football et son importance dans la vie viennoise. »

« J’ai vite compris à quel point cette histoire était exceptionnelle. En 1998 il y avait encore des coéquipiers de Sindelar en vie, dont Josef Bican bien sûr que je suis allé voir à Prague. »

Bican, légende du football également et lui aussi d’origine tchèque…

« L’un des meilleurs. En plus Josef Bican habitait la même rue que Sindelar dans le quartier des briqueteries à Vienne, la Quellenstrasse, et ils ont joué ensemble Coupe du monde 1934 ensemble. »

Dans le quartier des Tchèques de Vienne

Matthias Sindelar,  photo: public domain

Ils habitaient à Vienne dans le quartier appelé Favoriten, où habitaient de nombreux Tchèques…

« Favoriten était un quartier tchèque et la ville de Vienne comptabilisait à l’époque environ 300 000 Tchèques, qui étaient à 90% du bord social-démocrate. Ils avaient fondé un journal et une cinquantaine de clubs culturels et sportifs. Matthias Sindelar a vécu avec eux, il n’a jamais quitté l’appartement familial et rencontrait les ouvriers tchèques des briqueteries chaque jour. Il restait dans la réalité du vrai monde, sans être une superstar déconnectée du peuple. »

Vous rappelez dans votre livre qu’il fréquentait le Sokol de Vienne, le mouvement sportif tchécoslovaque…

« Exactement, il s’y rendait assez régulièrement et cela a été une école de la vie pour lui. Son père faisait partie du Lumpenprolétariat de l’époque. La briqueterie c’était 7 jours sur 7, 15 heures par jour. Et en plus ils étaient payés en briques… »

Wunderteam

La légende Sindelar est liée à celle de la Wunderteam, l’équipe autrichienne des années 1930, mais il est aussi le footballeur du « monde d’hier », de la Vienne d’avant la catastrophe…

Wunderteam en 1936,  photo: Wiener Stadt- und Landesarchiv,  CC BY-NC-ND 4.0

« Sindelar a été considéré comme le meilleur footballeur du monde à l’époque mais il a réussi une performance bien plus considérable : il a été considéré comme leur égal par les grands artistes viennois, très nombreux à l’époque. Il a inventé un football très subtil, en passes courtes, en passes en retrait, avec un dribble éblouissant et une volonté d’élégance qu’il voulait transmettre à la classe ouvrière pour aboutir à une sorte de perfection. »

« Il faut dire que, grâce aux Tchécoslovaques notamment, il y a eu cette période de quinze ans de ‘Vienne la rouge’, de 1918 à 1932 ou 1933 et ils ont bâti un monde quasi idéal pour la classe ouvrière, avec des bâtiments exceptionnels comme le Karl-Marx-Hof qui faisait 1km de long, des buanderies collectives, des piscines, des jardins d’enfants, etc. Une révolution sociale de la vie ouvrière et il vivait ça de l’intérieur, en tant qu’héros de la Mitteleuropa. »

Un des principaux faits d’armes footballistiques de Matthias Sindelar reste ce but légendaire contre l’Allemagne après l’Anschluss…

« Il faut dire que Sindelar ‘cochait toutes les cases’ : avec l’équipe d’Autriche il a écrasé les Allemands sur leur terrain 6-0, puis 5-0 à domicile. Il ne pouvait passer inaperçu en Allemagne. »

Hugo Meisl,  photo: public domain

A ce propos, pensez-vous qu’il arrivait aux Tchèques de l’équipe d’Autriche, dont Bican, Sindelar et même le sélectionneur Hugo Meisl – né en Bohême -, de parler entre eux en tchèque pendant les matchs contre les Allemands pour ne pas être compris ?

« Bien sûr. D’autant qu’ils parlaient évidemment le Wienerisch, le dialecte viennois du pauvre dans lequel il y a beaucoup d’expressions tchèques, françaises et yiddish. Evidemment ils parlaient entre eux de manière à ce que les joueurs allemands ne puissent pas les comprendre. »

« Et puis il y a une chose magnifique aussi : sa première sélection en 1926 se fait à Prague contre la Tchécoslovaquie – avec son premier but. Il y a quelque chose avec ce personnage. Sa première Coupe Mitropa est également disputée contre un club pragois. »

Pensez-vous que s’il n’était pas mort tragiquement avant la guerre en 1939 Matthias Sindelar aurait été tenté de rentrer dans son pays natal ? Josef Bican était lui parti de Vienne vers Prague dès 1937 pour rejoindre le Slavia…

Photo: JC Lattès

« Difficile à dire. Il était très attaché à Vienne. Il aurait pu échapper au pire s’il avait accepté les propositions faramineuses que lui ont fait Manchester United et d’autres clubs anglais. Il aurait pu fuir en même temps que Freud, l’un des derniers intellectuels à quitter Vienne. Sa mère voulait qu’il parte – il a dit ‘Vienne c’est ma ville’, même s’il n’y était pas né. Il était évidemment très intéressé par son pays d’origine, mais ce n’est pas sûr qu’il aurait décidé d’y retourner. »

Vous rappelez dans votre livre que les cafés de Vienne jouent un rôle important à l’époque, même dans la vie d’un footballeur. Il va devenir propriétaire d’un de ces cafés, dans lequel il va accepter les clients non-aryens, ce qui ajoute au mystère de sa mort si on comprend bien…

« Ce café est quelque chose d’extrêmement important. J’en apprends à chaque passage à Vienne. Il l’a acheté à un ami juif après l’aryanisation des biens juifs. Il lui a donné de l’argent pour qu’il puisse fuir (le propriétaire, M. Drill, a cependant été déporté par les nazis et est mort dans le camp de Terezin, ndlr). Non seulement Sindelar a refusé que soit apposée la fameuse affiche ‘Interdit aux non-aryens, mais il a permis aux musiciens de la Mitteleuropa et notamment aux Tziganes de venir jouer dans ce café et accepté de faire entrer des clients juifs. Cette opposition frontale et publique aux nazis était peut-être la limite à ne pas franchir. Et puis il y a ce match contre l’Anschluss… »

Match de l'Anschluss : les Tchèques d'Autriche mettent K.O l'Allemagne hitlérienne

« Ce match invraisemblable se déroule une semaine avant le referendum sur l’Anschluss. Sindelar demande d’ailleurs à la population de voter oui – ce qui est assez singulier. Une des hypothèses est que les Tchèques de Vienne pensaient – à tort - que ce oui pourrait aider à ce que la Tchécoslovaquie ne soit pas envahie par Hitler. »

« L’Autriche n’existe plus et s’appelle l’Ostmark pour ce match disputé contre le Altreich, le vieux Reich, et qui devait se solder par un 0-0. J’ai un peu romancé les choses dans le livre parce qu’on n’est pas tout à fait sûr de ce qui s’est passé dans ce match. La chose la plus vraisemblable est que Sindelar a refusé que l’équipe dont il était le capitaine joue avec les nouveaux maillots. Il a exigé que ce soit les maillots de l’équipe d’Autriche d’avant, et c’est déjà un miracle qu’il ait obtenu gain de cause. On leur a évidemment dit qu’ils n’avaient pas le droit de marquer. Mais en deuxième mi-temps, il craque et il marque ! »

« Sur un film d’actualités d’époque, on le voit marquer, lever les points, se retourner et courir vers la tribune de l’aréopage nazi. Avec son coéquipier Karl Sesta ils ont les bras levés… »

Karl Sesta,  photo: public domain

Karl Sesta, né Szestak, lui aussi un joueur d'origine tchèque passé notamment par le FK Teplice et qui sera l’auteur du second but dans ce match historique…

« Il n’y a qu’un journal autrichien qui va oser parler de leur célébration en qualifiant cela de ‘petite danse’. Sesta va mettre ensuite un coup franc invraisemblable de 40 mètres. Mais, comme l’Autriche n’existe déjà plus, officiellement ce sont les Allemands qui gagnent puisqu’ils sont à domicile, c’est très complexe tout ça ! »

La cause de la mort de Sindelar et de sa compagne reste mystérieuse

Vous parliez de zones d’ombre et de faits invérifiables. C’est la raison pour laquelle vous avez opté pour un roman ? La biographie était votre idée de base ?

« La biographie de Sindelar était l’idée de base, mais mon éditrice Isabelle Laffont m’a dit que ce n’était pas possible car on n’est absolument pas sûr des conditions de sa mort. Elle avait raison, donc je me suis lancé pour la première fois dans un roman. »

Vous rendez d’ailleurs hommage à des journalistes français de l’époque…

La tombe de Matthias Sindelar à Vienne,  photo: Invisigoth67,  CC BY-SA 2.5

« Oui, de Paris Soir et surtout de Ce Soir, qui était le journal dirigé par Aragon. Ils sont parvenus à obtenir, après le décès de Sindelar et de sa compagne Camilia Castagnola, les papiers des autopsies. Et contrairement à ce qu’affirmait la Gestapo, Sindelar n’avait pas assez de monoxyde de carbone dans le sang pour mourir accidentellement. Nous n’avons pas les preuves des conditions de sa mort, mais j’ai ma conviction… »

Laquelle ?

« Je suis persuadé qu’il a été assassiné d’une manière ou d’une autre. »

Jusqu’à aujourd’hui, des fans se rassemblent autour de sa tombe à Vienne à la date de sa mort, le 23 janvier.

La plaque à la mémoire de Matthias Sindelar à Kozlov,  photo: Jirr CC BY-SA 4.0

« C’est pour ça que j’ai intitulé le livre ‘L’homme qui n’est jamais mort’, parce que depuis le 23 janvier 1939, il y a chaque année des dizaines de Viennois qui viennent déposer des fleurs sur sa tombe. Il s’est passé quelque chose autour de cet homme qui fait que, depuis 81 ans, des gens viennent autour de sa tombe. C’est unique. J’ai beaucoup exploré le monde du sport et je n’ai jamais trouvé un équivalent. »

Et il y a également depuis quelques années une plaque à la mémoire de ce joueur à Kozlov, initiée par Josef Bican, qui était venu parler de Sindelar/Šindelář dans sa ville natale.

« Oui, j’ai appris ça après avoir fini le livre hélas! »