Emmanuel Villaume : « Chaque fois que je monte sur un podium, je retrouve cet amour premier de la musique »
Fondé en 1994, l’orchestre PKF Prague Philharmonia a rapidement trouvé sa place dans le paysage musical tchèque et international grâce à son premier chef. Jiří Bělohlávek en a fait une formation qui marie les qualités d’un orchestre symphonique à celles d’un ensemble de chambre. Aujourd’hui, le PKF est un orchestre applaudi partout dans le monde. Ses interprétations sont enregistrées sur de nombreux disques et l’orchestre collabore avec les meilleurs solistes et chefs. Emmanuel Villaume en est actuellement le directeur musical. Artiste connu et reconnu notamment pour ses brillantes interprétations lyriques, le chef français a évoqué au micro de Radio Prague les multiples facettes de sa collaboration avec le PKF Prague Philarmonia :
Le Prague Philharmonia, un instrument dans un état exceptionnel
Vous avez pris vos fonctions de directeur musical de l’orchestre PKF Prague Philharmonia en septembre 2015. Quelles ont été vos motivations ?
« C’est un orchestre avec lequel j’ai eu une relation bien avant de prendre sa direction musicale. Nous avons travaillé pour la première fois ensemble sur un enregistrement pour Deutsche Grammophon avec la très grande soprano Anna Netrebko et cela a tout de suite été une entente assez exceptionnelle avec l’orchestre. Nous avons fait ensuite plusieurs concerts. Continuer à travailler avec cette institution avec laquelle je me sens très bien à travers une relation plus officialisée était donc une décision naturelle. En plus, c’est un orchestre qui, au-delà de ses qualités et de son geste qui convient à ma personnalité artistique, offrait beaucoup de possibilités en termes de répertoire et d’organisation, puisqu’il fait beaucoup de tournées et beaucoup d’enregistrements. J’ai donc un grand plaisir à être avec l’orchestre à Prague, mais ce n’est qu’une partie de l’activité. C’était donc un aspect qui m’intéressait beaucoup aussi. »Vous avez pris la succession de Jiří Bělohlávek et de Jakub Hrůša. Dans quel état avez-vous trouvé cet orchestre ?
« J’ai trouvé cet orchestre dans un état exceptionnel, Jiří Bělohlávek a vraiment créé quelque chose d’unique, un sens de la flexibilité, du phrasé et du son, une manière de faire de la musique qui est toujours dans un esprit de musique de chambre avec un respect de chaque musicien pour ses collègues, pour la partition et pour le public. C’est une chose assez rare, un petit bijou. Et Jakub Hrůša a travaillé sur ces bases qui étaient extraordinaires. Il a développé beaucoup de choses avec l’orchestre. Dans un sens, c’est donc intimidant, mais c’est aussi intéressant. J’essaie de capitaliser sur ces caractéristiques et ces qualités et, peut-être avec le temps, d’y ajouter une marque un peu plus personnelle. Mais j’ai eu la chance et l’honneur d’hériter d’un instrument dans un état exceptionnel. »Un orchestre qui étend ses racines
Dans quel genre de musique ou dans quel répertoire les instrumentistes du Prague Philharmonia sont-ils plus spécialement à l’aise ?
« Le cœur du répertoire est tout de même l’orchestre de chambre, ou l’orchestre symphonique classique – Mozart, Haydn, et au-delà Beethoven. En même temps, c’est un orchestre qui étend ses racines autant dans le grand répertoire baroque que dans le répertoire romantique ou même dans la musique contemporaine. C’est cette capacité à s’adapter à des styles et à des genres très différents qui a été pour moi un élément fondamental de l’attrait de cet orchestre. Quand les musiciens ou les orchestres sont soi-disant spécialisés dans une seule chose, je pense que c’est le signe d’un manque de qualité. Pour faire du répertoire romantique, il faut aussi connaître le répertoire classique, et pour bien faire la musique contemporaine, il faut connaître son Haydn sur le bout des doigts. Et si on a fait de la musique contemporaine, on aura une vision des partitions baroques ou classiques qui sera plus fouillée, plus intéressante. »Une invitation au voyage dans la Vienne de Johannes Brahms
Quels sont vos projets avec cet orchestre ? Dans quelle mesure choisissez-vous son répertoire ?
« J’ai la main haute sur le répertoire, ce qui est une chose qui m’intéressait aussi dans cette direction. Evidemment, nous sommes tenus par certains paramètres comme la disponibilité des artistes, la taille de l’orchestre, la disponibilité des salles ici, mais j’ai la chance d’organiser un certain nombre de tournées à l’étranger. Nous allons être l’orchestre en résidence de l’Opéra royal d’Oman cette année et sommes aussi dans la préparation d’une grande tournée aux Etats-Unis. C’est quelque chose que j’anticipe avec beaucoup de bonheur. Nous essayons donc d’équilibrer le répertoire du baroque à la musique contemporaine. La saison dernière était tournée autour d’un thème français, mais avec une articulation autour de la présence de Martinů en France et donc de son rapport avec des compositeurs comme Ravel et Debussy. Cette année, en contraste, nous partons de Paris à Vienne, mais non pas premièrement à la Vienne de Mozart et de Beethoven mais à la Vienne de Brahms. Il y a donc un fil rouge dramaturgique pour toute cette saison autour de Brahms, mais le Brahms de la musique de chambre avec sa Première et sa Seconde Sérénades. Et le deuxième fil rouge de cette saison et le double-concerto. C’est-à-dire que nous avons pratiquement pour chaque concert un double concerto - un double concerto pour flûte, un double concerto pour cor, pour hautbois, pour piano, etc. C’était aussi un jeu de composer une saison comme celle-là. »Vous êtes maintenant directeur musical d’un orchestre tchèque. Que pensez-vous de la musique tchèque ? Elle ne figure pas beaucoup dans votre répertoire. N’est-ce pas là pour vous l’occasion d’enrichir votre répertoire d’œuvres tchèques ou slaves ?
« Tout à fait, c’est pour moi une occasion d’apprendre ce répertoire. J’ai déjà eu la chance de diriger Martinů. Cet hiver, nous jouerons aux Etats-Unis la Huitième symphonie de Dvořák, nous jouerons également du Smetana. Donc, effectivement, je m’ouvre à ce répertoire. Je le fais pas à pas et avec humilité, mais c’est une grande chance. J’ai par ailleurs beaucoup dirigé le répertoire slave, le répertoire russe. Comme vous le savez, j’ai aussi été le directeur de l’Orchestre national slovène, puis de l’Orchestre national slovaque, où j’avais une politique de création assez importante. C’est pourquoi je suis très heureux d’apprendre la musique tchèque avec cette formation exceptionnelle. »« Il faut savoir dire non »
L’ampleur de vos activités de par le monde est impressionnante. Comment arrivez-vous à faire toutes ces choses, à réaliser tous vos projets ? Avez-vous une méthode spéciale pour organiser, synchroniser et harmoniser toutes ces activités ?
« C’est une bonne question. Il n’y a que vingt-quatre heures dans une journée, malheureusement je ne peux que rarement utiliser sept ou huit heures pour dormir. C’est un peu difficile parce que je suis directeur ici à Prague, mais aussi directeur musical de l’Opéra de Dallas. Avec le décalage horaire, si je me lève la nuit, je réponds à des e-mails qui me viennent de l’autre continent. Je ne m’en plains pas, c’est quelque chose que j’ai décidé. Je veux aussi poursuivre une carrière de chef invité avec des orchestres symphoniques et dans certaines maisons d’opéra. Il faut savoir dire non, il faut savoir équilibrer les choses. Dans le lyrique, les saisons se préparent quatre ou cinq ans à l’avance parfois, dans le symphonique un peu moins, il faut donc être astucieux dans la gestion de son calendrier. Avec l’âge, il faut être un peu plus prudent, mais chaque fois que je monte sur un podium, que ce soit pour une répétition ou une représentation, je retrouve cette joie et cet amour premier de la musique que j’ai connus dans mon enfance. Et tant que cela dure, eh bien, je ne me plains pas. »
« Etre à l’aise aussi bien dans le symphonique et que dans le lyrique »
Vous travaillez beaucoup à l’opéra. Vous êtes directeur de l’Opéra de Dallas. On dirait même que l’art lyrique constitue la partie principale de vos activités. Quelle est donc la place de la musique symphonique dans votre itinéraire artistique ?
« Il est très important pour moi en tant que chef d’équilibrer le répertoire entre le lyrique et le symphonique. Le lyrique demande des qualités dramatiques d’adaptation, un sens de la narration. Et toutes ces qualités sont fondamentales quand on arrive à les appliquer au répertoire symphonique. Il ne faut pas oublier que le Mozart des symphonies est aussi le Mozart des Noces de Figaro : c’est le même compositeur sous un autre angle. Mais, ensuite, les qualités demandées à un chef symphonique sont la clarté, le sens de la structure, l’alchimie orchestrale, les rapports entre les divers pupitres… Autant de qualités qui sont parfois négligées par les chefs de théâtre, des chefs de fosse qui sont contents de sauver leur peau, d’arriver à mettre les choses ensemble pour un acte entier. Si l’on regarde les grands chefs du passé ou du présent, Kleiber, Furtwängler, Walter, Mahler, c’étaient des artistes qui étaient à l’aise à la fois dans le symphonique et dans le lyrique. C’est aussi une des raisons pour lesquelles je voulais prendre le Prague Philharmonia. Cela assurait un certain nombre de concerts symphoniques dans ma saison. Aujourd’hui, j’équilibre quand même assez bien, c’est du cinquante-cinquante ou du deux tiers-un tiers. Cela n’a pas toujours été le cas dans ma carrière, mais c’est quelque chose que j’ai enfin réussi à rectifier. C’est vrai que j’ai peut-être encore à l’international cette image de chef lyrique avant d’avoir l’image de chef symphonique, mais si l’on regarde mon calendrier, ce n’est pas tout à fait juste. »« L’art lyrique m’a apporté beaucoup de joie »
Quelles productions lyriques, que vous avez préparées ces dernières années, vous ont laissé la plus belle impression ?
« L’un de mes plus beaux souvenirs, c’est une ‘Manon’ de Massenet à l’Opéra de Chicago avec Jonas Kaufmann et Natalie Dessay dans une production de David McVicar. Natalie était dans une forme éblouissante, se hissant un petit peu dans ce répertoire. C’était donc un très beau souvenir, comme l’a également été ‘Manon’ au Met avec Diana Damrau et Vittorio Grigolo, ‘Le Cid’ avec Placido Domingo à Washington, ‘Goya’ de Gian Carlo Menotti avec Domingo à Vienne, ‘Tosca’ à Covent Garden avec Angela Gheorgiu ou ‘La Rondine’ aussi à Covent Garden avec Roberto Alagna et Angela Gheorgiu … Oui, c’est un peu un catalogue… Je pense qu’il y a beaucoup de choses qui peuvent rester. L’art lyrique m’a apporté de nombreuses joies, j’ai eu beaucoup de chance. »« Je ne veux jamais choquer le public pour le plaisir de choquer »
Quel est à votre avis sur la situation de l’opéra actuel ? Que pensez-vous des productions lyriques dont les metteurs en scène cherchent à choquer le spectateur avec des transpositions dans le temps, de la violence, du kitch, de la nudité ou l’absurdité de l’action scénique ?
« C’est une question un peu orientée… Je sens, je comprends votre point de vue. Je vais en prendre un peu le contre-pied. J’aime beaucoup le théâtre, et en tant que directeur responsable du programme, je ne veux jamais choquer le public pour le plaisir de choquer. Je crois que ce n’est pas intéressant. Je n’aime pas non plus la notion d’éduquer son public, c’est très condescendant. Je crois qu’il faut établir un rapport de confiance avec le public et, ensuite, basé sur ce rapport de confiance, déplacer un peu certaines certitudes et développer peut-être ensemble certains goûts. En tant que directeur, je dois dire qu’il est plus facile de programmer des choses traditionnelles, car une mise en scène traditionnelle et médiocre ne choquera pas, alors qu’une mise en scène contemporaine, provocatrice, ce que les Allemands appellent parfois ‘regietheater’, va choquer si elle n’est pas d’une qualité exceptionnelle. C’est comme pour la musique. Il y a la bonne et la mauvaise musique, il y a de bonnes et de mauvaises mises en scène. Il peut y avoir des mises en scène dites ‘agressives’ et modernes qui sont d’une qualité exceptionnelle. J’ai eu la chance de travailler avec Ruth Berghaus, Günter Krämer et David McVicar, et ce sont les expériences les plus extraordinaires de ma carrière. Personnellement, je n’aime pas la provocation pour la provocation. Mais tant qu’il y a le théâtre et que ce théâtre est en accord ou plutôt en résonnance avec la partition, je suis tout à fait prenant. »Vous est-il déjà arrivé de refuser de collaborer avec un metteur en scène à cause de sa conception trop hardie et inacceptable pour vous?
« Non, parce que j’aime bien collaborer avec mes collègues metteurs en scène, et si je sais que quelque chose ne va pas marcher, je dis au metteur en scène : ‘Ecoute, on va essayer et puis on décidera ensemble ce qu’on en pense.’ En général, et justement parce que ce rapport de confiance a été établi, si cela ne va pas, il est obligé de l’admettre et on passe à autre chose. Je m’immisce parfois dans les décisions dramaturgiques concernant la mise en scène mais sur une base de collaboration. Il m’est donc arrivé d’avoir des expériences plus ou moins heureuses, mais il ne m’est jamais arrivé de partir en claquant la porte. »Quelle trace ou quelle empreinte aimeriez-vous laisser à l’orchestre Prague Philharmonia ?
« Mon Dieu, je n’en sais rien ! Je commence seulement, c’est donc une relation qui se construit. Nous verrons dans quelques années. »