En temps de crise, comment se porte l’industrie du luxe ?

Eric Rongé

Eric Rongé est le patron à Prague de la société Optimum distribution, qui travaille en République tchèque sur trois secteurs : l’optique, la mode avec notamment les accessoires et les chaussures « trendy », et le secteur cosmétique et parfumerie, où la société représente 17 marques. Eric Rongé nous présente ainsi l’évolution du marché des produits de grandes marques de luxe en République tchèque et la façon dont ce marché fait face à la crise.

« La distribution des principales marques de cosmétique et de parfums français se fait sur la marché tchèque depuis à peu près une dizaine d’années. Néanmoins il est clair que depuis cinq ou six ans, le métier a connu d’une part une évolution assez forte en termes de ventes – le marché tchèque s’est fortement développé, comme tous les marchés d’Europe centrale par ailleurs – et d’autre part en termes de professionnalisation. Auparavant, toutes ces marques françaises bien connues étaient très souvent distribuées par des petites sociétés qui n’avaient pas nécessairement tous les moyens financiers pour développer et faire connaître les marques. Là, comme dans beaucoup de secteurs, on a assisté à une forte centralisation des marques auprès de trois ou quatre gros intervenants sur le marché, ce qui leur a donné une surface financière beaucoup plus importante et leur a permis de se faire connaître aussi de manière beaucoup plus visible. Donc nous sommes beaucoup plus visibles depuis quatre ou cinq ans que nous l’étions il y a une dizaine d’années. »

Quels sont les caractéristiques du marché tchèque sur les cosmétiques en général ?

« Le marché tchèque est assez particulier. Je vais me permettre de faire un parallèle avec la Slovaquie et la Pologne, où nous distribuons aussi. Je peux essayer de brosser une image de la consommatrice tchèque par rapport à la consommatrice slovaque ou polonaise. Il est très clair que les consommatrices tchèques sont beaucoup plus orientées parfum. Sur un panier d’achats moyen, la proportion du parfum est très importante, ce qui n’est pas du tout le cas en Slovaquie ou en Pologne par exemple. Où les femmes sont manifestement beaucoup plus orientées vers le maquillage. Il suffit de le voir dans la rue ; si vous vous promenez à Prague, les femmes tchèques sont beaucoup moins maquillées en général que si vous allez à Bratislava ou Varsovie. On a une grande différence au niveau du type de consommation. Donc dans notre portefeuille de marques, le poids du maquillage et du soin est plus important en Pologne et en Slovaquie qu’en République tchèque. C’est une des grandes différences entre la Tchéquie et les autres marchés. Ensuite il est évident que c’est un marché qui reste très lourd au niveau des capitales, donc Prague, Bratislava et Varsovie, avec un bémol pour la Pologne, sachant que c’est un pays beaucoup plus grand – 36 millions d’habitants – avec un certain nombre de villes déjà de grande importance. Ici il est clair qu’en Tchéquie, Prague tient le haut du pavé, très nettement. »

Nous traversons une crise économique mondiale. Est-ce que l’industrie du luxe et des grandes marques de luxe sont touchées directement ?

« Très clairement, on n’évite malheureusement pas cette crise et elle nous affecte également. On peut le voir de différentes façons. D’un point de vue géographique, sur les territoires, il est évident qu’il y a des régions qui sont beaucoup plus touchées que d’autres. Dans celles où manifestement les réductions d’emplois ou les problèmes liés à la crise sont les plus cruciaux, la consommation a fortement chutée. Dans les régions plus orientées tertiaires, les villes comme Prague, Plzeň ou Brno, on assiste à une baisse assez forte de la consommation mais relativement moins forte que dans les régions touchées par la crise industrielle.

Encore une fois, je crois qu’il est intéressant de faire une petite analyse sur ce qui se passe au vu des premiers trois mois d’activités. Ce qu’on peut dire essentiellement, c’est que tous les segments du luxe ne sont pas touchés de la même façon, à savoir que les marques très haut de gamme ne semblent pas souffrir trop ; ça veut dire que vous avez une chute de chiffre d’affaire de 10 à 15%. Lorsque vous prenez les marques ‘moyen de gamme’, ce sont elles qui souffrent le plus. On a des moins 30, moins 40%. Manifestement, les consommateurs qui achetaient en général de manière régulière le moyen de gamme se sont plutôt rabattus sur le bas de gamme. Tandis que ceux qui sont sur le haut de gamme sont restés simplement sur le haut de gamme.

Par contre on a un impact très net sur la fréquence des visites des magasins. En moyenne, une consommatrice se rend une fois par mois dans sa parfumerie, pour acheter son soin, son maquillage etc. On constate depuis ce premier trimestre qu’elle s’y rend une fois toutes les six semaines. Au lieu d’avoir douze visites par an, si la tendance continue comme elle s’annonce, vous allez avoir huit visites par an. Ce qui fait en gros, mathématiquement, 30% de moins en termes de chiffre d’affaire, sachant qu’au cours des huit visites, elle va probablement acheter un petit peu moins que ce qu’elle achetait lors des douze visites précédemment. Donc il y a un double impact, où au minimum, nous pouvons nous attendre à 30% de baisse, en supposant que cette tendance va continuer. Je ne sais pas si cela va continuer mais il est clair que l’année 2009 va être difficile et on s’attend à une année 2010 de consolidation, mais pas à une véritable reprise. Malgré tout, on doit s’attendre à deux années difficiles et à une chute de notre chiffre d’affaire par rapport aux années précédentes. »

Quel genre de mesures sont prises par les marques elles-mêmes et par les entreprises qui distribuent pour essayer de lutter contre les effets de la crise ?

« Les marques n’ont pas en général de plan très particulier par rapport à la crise, sachant déjà que le plan de lancement, de développement des marques est en général déjà extrêmement fourni. Donc il n’est pas évident de faire beaucoup plus comme il n’est pas évident d’amener plus de produits sur le marché ou d’amener une offre beaucoup plus différenciée en ce sens où les plans marketings sont très poussés. Les marques continuent à faire ce qu’elles ont toujours fait de manière assez bien ; on a régulièrement des lancements de nouveaux produits, parfums, maquillages, soins. Il y a bien entendu une attention particulière qui est portée sur les prix. Même si on reste dans le segment du luxe, on essaie de rester relativement conservateur, donc on ne va pas systématiquement lancer des nouveaux produits plus luxueux et plus chers. On va essayer de développer la gamme existante. Et on continue à investir énormément en image. Les piliers de la cosmétique et de la parfumerie de luxe, c’est l’image, c’est garder une distribution la plus sélective possible, et donner toujours envie aux consommatrices d’acheter nos produits, garder la qualité la plus parfaite possible. Il y a très peu de réductions de coûts faites au détriment de la qualité.

In fine, ça reste un marché moins affecté que celui de nos collègues de l’industrie manufacturière qui souffre beaucoup. Ce que nous devons faire, et ce que nous continuons à faire, c’est d’offrir une gamme de produits toujours nouveaux, toujours meilleurs. Ca toujours été le but donc la crise n’a pas nécessairement particulièrement poussé les industriels du luxe à faire plus, mais simplement à être plus proactifs encore en termes de lancement. »