Entre le par cœur et la dissertation, le dilemme d’une prof tchèque d’histoire-géo en France (1ère partie)
Des professeurs français exerçant leur métier à l’étranger et en République tchèque plus particulièrement, on en trouve logiquement quelques-uns. D’une part parce que le français reste une langue internationale, d’autre part parce qu’il existe une école française et quelques lycées franco-tchèques en République tchèque. Mais des professeurs tchèques en France… On en connaît pourtant au moins une : depuis quelques années, Zuzana Loubet del Bayle est professeure d’histoire-géographie dans la région parisienne. D’abord au Lycée Paul Langevin à Suresnes, puis, depuis cette rentrée 2015, au Lycée Richelieu à Rueil-Malmaison. C’est à Brno, sa ville d’origine où elle passe régulièrement les vacances estivales, que nous avons rencontré Zuzana Loubet del Bayle, qui nous a raconté son parcours et son expérience :
-Quel a été votre parcours avant de devenir professeure ?
« J’ai d’abord passé mon baccalauréat au lycée franco-tchèque de Brno. Ensuite, comme j’avais envie de poursuivre des études d’histoire selon la méthode française, je me suis inscrite à la Sorbonne à Paris. Au départ, je pensais que la Sorbonne n’était qu’une seule université. J’ai donc été étonnée lorsque l’’on m’a demandé laquelle je voulais… C’est ainsi que j’ai découvert qu’il y en avait plusieurs. J’ai suivi un cursus classique : licence puis master d’histoire contemporaine tout en me spécialisant sur l’Europe centrale vers la fin. »
« Une fois, lorsque j’étais à Prague, j’ai assisté à un cours d’histoire médiévale à l’Université Charles, et j’ai eu la confirmation que la méthode d’enseignement n’était pas du tout la même. Déjà, quand j’ai vu la tête des étudiants, je me suis rendu compte que leur profil était très différent… »
-C’est-à-dire ?
« Ils n’étaient qu’une cinquantaine en première année, et la majorité d’entre eux étaient des garçons. Il n’y avait que quelques filles, alors que c’est souvent l’inverse en France. Tous les garçons avaient des lunettes, ils avaient vraiment des têtes de chercheurs. C’étaient des étudiants qui allaient passer le reste de leur vie à fouiller dans les archives… »-Bref, ce n’était pas votre type de garçons…
« Disons que c’est un profil un peu particulier… En France, les études d’histoire sont beaucoup plus ouvertes. Beaucoup considèrent que cela leur permet d’acquérir une solide culture générale. Ils font une licence d’histoire avant de poursuivre avec des études de journalisme ou de sciences politiques. Leur idée est de diversifier leur profil en apprenant à rédiger un texte, alors qu’en République tchèque les étudiants d’histoire sont vraiment de futurs chercheurs. »
-C’est donc vraiment un système différent qui vous a motivé à faire vos études et à poursuivre votre carrière en France ?
« Absolument. Aujourd’hui encore dans les lycées tchèques, du moins de ce que j’en sais, c’est un enseignement à l’ancienne qui est proposé avec des cours magistraux. Le professeur parle et délivre la vérité, et les élèves prennent des notes. Il n’y pas beaucoup d’interaction dans l’enseignement classique. Les élèves ne posent pas ou peu de questions et n’ont pas l’habitude de travailler sur des documents historiques, alors qu’en France, dans l’idéal, il y a un tiers de cours magistral, un tiers de cours dialogué et un tiers qui consiste en un travail individuel sur des documents. Les élèves sont autonomes et encadrés par leur professeur. Ce n’est donc pas un cours magistral pendant une heure. »
-C’est là la forme, mais pour ce qui est du contenu des programmes, celui-ci est-il aussi très différent ?
« En République tchèque, le programme est très exhaustif. On essaie de balayer le maximum de sujets possible, ce qui a certains avantages. On n’enseigne pas seulement l’histoire tchèque mais aussi européenne, l’histoire des autres pays et des autres continents, alors qu’en France on met l’accent uniquement sur des périodes choisies de l’histoire, et notamment de l’histoire française. De ce fait, on dispose de plus de temps pour approfondir. L’inconvénient est que les élèves n’ont pas beaucoup d’informations sur l’histoire des autres pays. Donc, quand on veut parler de l’histoire de l’Allemagne, de l’Espagne ou de l’Europe centrale – et là, c’est encore plus compliqué, ce sont des thèmes dont les élèves n’ont aucune notion. »-Qu’en pensez-vous ?
« Je pense que le mieux serait de faire un compromis entre les deux. En République tchèque, on met l’accent sur les connaissances et la mémorisation des faits sans forcément les analyser, alors qu’en France on met l’accent sur l’analyse des documents historiques. Je trouve que les élèves français n’ont parfois tout simplement pas assez de connaissances. On leur demande une analyse, mais ils ne possèdent pas les repères de base. »
-Avec votre regard d’étrangère qui s’est intégrée au système d’éducation français, avez-vous la possibilité de faire en sorte que vos cours soient un peu à votre sauce ?
« J’essaie d’introduire des éléments de l’histoire de l’Europe centrale dans mon cours, une région que les élèves français connaissent très peu, pour leur montrer qu’il existe autre chose que la France et leur permettre de prendre un peu plus de recul. Ce que j’ai aussi partiellement adopté du système tchèque, c’est l’interrogatoire au début du cours… »-Les pauvres doivent vous adorer…
« Je ne le fais pas ‘à la tchèque’. Je fais une synthèse de différentes pratiques. Dans mes cours, ce sont les élèves qui préparent eux-mêmes les questions. Ils ont pour consigne de réviser le cours précédent chez eux et de préparer trois questions qu’ils poseront à un de leurs camarades de classe au début du cours suivant. Mais ce n’est pas moi qui pose les questions. »
-Quand vous dites que vous évoquez l’histoire de l’Europe centrale avec vos étudiants, quels sont les chapitres que vous abordez ?
« Il y en a très peu. Le programme tel qu’il est conçu avant le XIXe siècle ne permet quasiment pas d’évoquer l’Europe centrale. En général, quand on parle de la Réforme et de Martin Luther, je leur glisse le nom de Jan Hus et leur explique qu’il y a eu un réformateur avant Luther. Ensuite, quand on parle d’architecture, de l’art roman, gothique et baroque, on peut parfois évoquer des monuments qui existent encore en République tchèque et qui datent de cette époque. Mais l’essentiel, c’est surtout en première et en terminale quand on étudie l’histoire du XXe siècle. Là, on peut développer les chapitres sur les deux guerres mondiales et par exemple la naissance de la Tchécoslovaquie. Mais le seul véritable chapitre qui figure même dans certains manuels scolaires, ce sont les Accords de Munich de 1938. Dans les manuels que j’ai utilisés l’année dernière, il y a avait même deux pages sur le sujet… Mais c’est le seul événement de ce type qui est digne d’être traité par les manuels français. »
-C’est un point de l’histoire qui est très sensible dans les deux pays, mais peut-être plus particulièrement encore en République tchèque, où on a le sentiment, à juste raison ou pas, d’avoir été trahi et abandonné à son sort par les grandes puissances occidentales de l’époque, parmi lesquelles la France. En tant que professeure tchèque en France, la version qui est enseignée en France vous convient-elle ?
« Dans le cadre des cours classiques, on n’a pas vraiment le temps d’approfondir et de montrer aux élèves la subtilité de cet événement et peut-être le vécu des Accords de Munich par les Tchèques aujourd’hui. C’est pourquoi, cette année, j’aimerais monter un projet dit e-Twinning autour de cet événement en collaboration avec un lycée pragois. Cela nous permettrait de prendre le temps de réfléchir et de nous poser ces questions. »
-Et qu’en ressort-il lorsque vous en parlez avec vos collègues français ?
« Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion d’en parler avec eux. Je ne dirais pas que cela n’intéresse pas mes collègues français, mais jusqu’à présent j’ai travaillé de manière assez indépendante ou solitaire. Dans l’établissement où je travaillais, c’était un peu chacun pour soi. On ne s’échangeait pas nos cours et on n’en discutait pas beaucoup. Cela se fait peut-être plus au niveau universitaire. Par exemple cette année est sortie la biographie en fran4ais d’Edvard Beneš par Antoine Marès (cf. : http://www.radio.cz/fr/rubrique/faits/antoine-mares-edvard-benes-lincarnation-dune-epoque). A cette occasion, j’ai assisté à un débat au Centre tchèque à Paris, au cours duquel les personnes intéressées par le personnage ont pu discuter de différentes périodes, et notamment des Accords de Munich et des visions opposées que Tchèques et Français peuvent en avoir. Mais au lycée… »
« Par contre, lorsque nous en étions au chapitre sur les régimes totalitaires, un collègue m’a dit : ‘c’est facile ! Tu leur racontes ta vie et le chapitre est fait’. Là, effectivement, pour ce qui est du régime communiste et de la révolution, il y a de la matière, mais plus pour expliquer aux élèves ce qu’était la vie de tous les jours. Tout ce qui est histoire et grands événements politiques… Ce qui est plus intéressant, je trouve, c’est de leur montrer comment vivaient les gens sous le régime communiste. Par exemple, une fois, j’ai montré à mes élèves une carte de l’Europe divisée en deux blocs idéologiques avec le rideau de fer qui les disait. Je leur ai alors demandé où, selon eux, les Tchèques pouvaient aller en vacances. Je voulais qu’ils comprennent qu’il était pratiquement impossible de franchir le rideau de fer et qu’on partait en vacances en RDA, en Bulgarie ou en Yougoslavie pour les plus chanceux. Je trouve que c’est intéressant de leur montrer les retombées des grands événements politiques par des exemples concrets de la vie de tous les jours. »
-On suppose qu’il est alors plus facile d’éveiller l’intérêt de vos étudiants. Finalement, malgré les interrogatoires au début de vos cours, on se dit qu’on aimerait bien quand même vous avoir comme prof…
« L’année dernière, je n’ai enseigné ce thème que pour la première fois, j’en suis donc encore au début. Avec l’expérience, j’espère trouver d’autres exemples qui permettent aux élèves de comprendre un peu mieux. Ce qu’il faut, c’est de ne pas faire seulement de l’histoire politique, mais de faire comprendre aux élèves les conséquences de celle-ci sur la vie quotidienne. Pour eux, le rideau de fer et l’impossibilité de voyager, c’est de la préhistoire. Quand on essaie de leur expliquer qu’il fallait un passeport et qu’on était contrôlés à la frontière, alors qu’aujourd’hui ils peuvent voyager dans toute l’Europe avec leur carte d’identité, ils ont du mal à comprendre. »
-Et vous, comprenez-vous cela ? Cela vous semble-t-il naturel ? Après tout, le temps passe tellement vite…
« Cela ne m’étonne pas. Quand j’étais lycéenne dans les années 1990, nous avons fait plusieurs voyages en France dans le cadre d’échanges scolaires. Déjà à l’époque, les Français ne savaient pas grand-chose de la République tchèque. Mais cela n’a pas beaucoup changé depuis. Mêmes certains de mes collègues professeurs d’histoire-géographie parlent encore de la Tchécoslovaquie… Ils étaient étonnés que nous ayons des télévisions couleur, des machines à laver, etc. Ce n’est donc pas une question de temps. Cette méconnaissance de l’Euope centrale a toujours existé : sous le régime communiste, dans les années 1990, ce n’est pas une nouveauté aujourd’hui. »