Eric Bergkraut : « Mikhaïl Khodorkovski est un homme du passé qui essaye de devenir un homme du futur »
Le festival du film sur les droits de l’Homme, One World, s’est achevé à Prague le 13 mars, mais se poursuit encore en régions. Parmi les invités cette année, le réalisateur suisse Eric Bergkraut que Radio Prague avait eu l’occasion de rencontrer en 2008 déjà pour son film Lettre à Anna (http://radio.cz/fr/rubrique/faits/eric-bergkraut-vaclav-havel-est-le-symbole-que-les-choses-peuvent-changer). A l’occasion de la 18e édition du festival, Eric Bergkraut était membre du jury, mais présentait également son dernier film consacré à l’ancien PDG de Ioukos, l’homme d’affaires russe Mikhaïl Khodorkovski, emprisonné en 2004 pour de malversations financières. Certains ont considéré que son procès avait été avant tout un procès politique, alors que l’oligarque se présentait en rival du président Vladimir Poutine. Ce dernier finit par le gracier en 2013. Eric Bergkraut s’est penché sur la personnalité fascinante et controversée de Mikhaïl Khodorkovski.
« J’ai quand même fait une petite pause entretemps. Mais j’adore cet endroit et je trouve que c’est un festival extrêmement important. J’y présente un film mais cette année, je suis aussi membre du jury. »
En tant que membre du jury, vous vous retrouvez de l’autre côté, à juger des films. Quels sont les critères d’appréciation que vous vous êtes fixés ?
« C’est déjà tellement difficile de faire un film, de terminer un film, et c’est tellement plus simple de le critiquer et de faire des remarques justes sur un travail… J’en suis totalement conscient. Mais cela a provoqué quand même en moi des réactions assez émotionnelles de voir des films. Parfois, je n’ai pas du tout approuvé, parfois oui. Pour moi, c’est une rare opportunité de pouvoir voir des films. Ça m’a beaucoup manqué ces dernières années où j’ai fait beaucoup de films, où je suis très engagé dans ma famille. »
Ça vous sort un peu de la réalisation…
« Oui. Je n’ai pas assez le temps de voir ce que font les collègues, pas assez le temps d’aller au théâtre… J’essaye un peu de me nourrir de ce que je vois. »
Vous avez réalisé un film sur Anna Politkovskaïa, « Lettre à Anna », « Coca, la colombe de Tchétchénie ». Aujourd’hui, vous présentez un film intitulé « Citizen Khodorkovski ». C’est de nouveau un film sur la Russie. C’est un peu votre sujet de prédilection ? La Russie revient chez vous comme un leitmotiv…
« Non, c’est presque par hasard. C’est vrai que j’en ai fait trois. Mais celui sur Khodorkovski était bien plus difficile parce que c’est un personnage beaucoup plus ambigu que les autres. Donc c’était un travail très compliqué. Mais j’ai fait de tous autres films : sur un poète suisse Peter Bichsel, et sur son voyage à Paris qui s’est arrêté à la Gare de l’Est, dans une chambre d’hôtel. Ce film s’appelle ‘Chambre 202’. C’est un poète qui ne voulait pas Paris réellement. Il avait tellement d’images de la ville par la littérature qu’il ne voulait pas les détruire. Je l’ai convaincu de faire un voyage jusqu’à la Gare de l’Est. »Pas plus loin ?
« Non. Il n’est sorti qu’une seule fois dans le Jardin du Luxembourg à cause d’un poème de Rilke. J’ai donc fait d’autres films, plus poétiques. Je trouve que la politique sans une petit dose de poésie, ça ne vaut pas le coup. Mais c’est vrai que ce qui se passe en ce moments en Europe, c’est très grave. Ça nous montre une fois de plus que défendre les droits humains doit être une priorité. Il est scandaleux de voir comme nos valeurs de solidarité et les acquis des droits humains sont remis en cause partout. Je trouve que c’est une grave épreuve pour notre civilisation à l’heure actuelle. »
Vous disiez que Khodorkovski est une personnalité ambiguë. Comment avez-vous travaillé pour essayer d’avoir un regard le plus juste possible ?
« C’est un film très personnel qui démarre avec des lettres que nous avons échangées. Sur la forme, c’est intéressant car les premières 35-40 minutes passent à travers les lettres. Ensuite, ça devient réel : le film a totalement changé du fait qu’il a été libéré. Il a seulement pu être libéré dans une petite fenêtre de temps, après ce qui s’est passé en Ukraine, sinon jamais Poutine ne l’aurait libéré. Donc, j’essaye de comprendre ce qu’était l’expérience de la prison pour lui, comment il est sorti, quels sont ses projets. Je pense qu’il en a beaucoup. Des choses vont se passer en Russie dans les années à venir, et jouera-t-il un rôle important ? Ce n’est pas clair du tout car c’est un homme du passé qui essaye de devenir un homme du futur. C’était très difficile car un monsieur très contrôlé à travers sa personnalité. »Ça se voit dans les interviews, où on a l’impression qu’il a toujours une sorte de masque. Il ne laisse pas transpercer les émotions liées à son expérience pénitentiaire…
« Est-ce dû à ses dix ans de prison dont il veut toujours donner l’impression qu’il n’a pas du tout souffert ? Ça me semble impossible. C’est en partie dû à sa personnalité aussi. C’est aussi une stratégie car je suis sûr qu’il aimerait bien devenir quelqu’un d’important en Russie. Il est convaincu d’être un grand leader. C’est aussi un des problèmes que j’ai eu, car je ne suis qu’un modeste réalisateur qui se sent plus proche des gens qui se questionnent beaucoup que des gens qui sont convaincus d’être des personnages uniques dans l’histoire, comme c’est son cas. Mais il est clairement d’une extrême intelligence. Son parcours est impressionnant, et ce, même s’il est ambigu. En ce qui concerne les années 1990, c’est dommage qu’il n’en parle pas plus : je ne crois pas que c’était un aussi mauvais garçon qu’on peut le croire. Bien sûr, il a profité de tout ce qu’il savait, de tous ses contacts, c’est très clair. Peut-être au début était-il ivre du pouvoir et de l’argent, mais très vite, il est devenu quelqu’un qui voulait créer quelque chose de raisonnable et de bien pour son pays. Ça, j’y crois vraiment. »
Avez-vous l’impression d’avoir percé le mystère de sa personnalité après ce film ?
« Je ne sais même pas s’il y a un mystère. C’est quelqu’un de très réservé, très contrôlé et de très rationnel dans son approche. Il n’y a pas d’émotionnel. Faire de quelqu’un comme cela le personnage principal d’un film est très courageux. C’est le courage que j’ai eu. Mais je suis très curieux de ce qu’on en pensera dans quelques années. Aujourd’hui, Khodorkovski semble être le ‘loser’ du duel, mais le système de M. Poutine… Je ne pense pas qu’il va tomber demain ou après-demain. Mais beaucoup d’éléments nous font penser que c’est là un régime dans ses dernières années. Beaucoup d’éléments nous font penser que Poutine ne se sent pas sûr du tout. Apparemment, il a extrêmement peur de tout ce qui se passe dans la rue. A voir, à suivre… »Quelles étaient vos conditions de tournage en Russie ?
« On a bien sûr tourné clandestinement. On était en Carélie où Khodorkovski était emprisonné. On a fait ces travellings de l’extérieur de la prison. On a bien profité des moments où on savait qu’il y aurait une relève de la garde. C’est évidemment défendu de filmer ce genre d’endroits, mais c’est assez excitant de faire ce genre de choses, même si je ne recherchais pas le risque à tout prix. Mais il me fallait des images, d’autant plus qu’on ne pouvait pas rentrer à l’intérieur et faire des interviews… »
Comment Khodorkovski a-t-il réagi au film ?
« Longtemps, il n’a pas voulu le voir. Déjà, il dit qu’il ne regarde aucun film et ne lit aucun livre qui est fait sur lui. Est-ce vrai ? Je ne sais pas. Sa mère est décédée pendant le tournage, c’est un personnage très important dans le film. Dans mon atelier à Zürich, il m’a dit : je peux excuser, mais je ne peux pas regarder le film à cause de ma mère… Finalement, il l’a vu entretemps et m’a écrit qu’effectivement, c’était lui… »
Dans ce film, on a l’impression – et Khodorkovski touche du doigt cette idée à un moment donné – que finalement les deux personnalités de Poutine et Khodorkovski sont complémentaires, qu’ils ont besoin l’un de l’autre, comme un négatif et un positif. C’est votre sentiment aussi ?
« Je pense qu’il y a certains parallèles entre Poutine et Khodorkovski. Tous les deux aiment leur pays : c’est quelque chose que je veux bien croire. Même dans le cas de Poutine, je veux bien lui accorder cela. A leur façon… mais à une façon très différente. Tous les deux sont convaincus d’être de grands leaders qui s’inscrivent dans l’histoire russe, ça c’est un vrai parallèle. Après, je crois que l’idée que Khodorkovski se fait du pays est totalement différente… Bien sûr, c’est un homme qui aime le pouvoir. Et il faut toujours se méfier des hommes qui aiment le pouvoir, donc de lui aussi. Mais je veux bien croire qu’il croit qu’une justice indépendance dans la société, c’est utile. C’est quelqu’un qui pense à ce qui est utile pour un pays. Ce n’est pas quelqu’un qui a de grandes idées, qui est un idéaliste… »C’est un pragmatique…
« Oui, c’est un pragmatique. Si vous voulez combattre la corruption, c’est impossible à faire sans une justice indépendante. Donc je suis convaincu que Khodorkovski croit au modèle de démocratie occidentale. En cela, il est très différent de Poutine. »