Eric Bergkraut : « Václav Havel est le symbole que les choses peuvent changer »
Parmi les dernières projections présentant les grands vainqueurs de la 10e édition du festival des documentaires sur les droits de l’homme Jeden Svět, deux documentaires consacrés à la Russie actuelle. Les deux films se suivaient et les sujets se croisaient incidemment, l’un évoquant l’affaire de l’ex-agent des services secrets russes empoisonné à Londres, Andreï Litvinenko, l’autre, intitulé ‘Lettre à Anna’, du Suisse Eric Bergkraut, rendant hommage à la journaliste assassinée le 7 octobre 2006, Anna Politkovskaïa, très critique vis-à-vis des autorités russes et notamment de leur rôle en Tchétchénie. Deux documentaires qui rappellent, si besoin est, qu’il y a bien quelque chose de pourri au royaume de Vladimir Poutine. Entretien avec Eric Bergkraut.
Radio Prague lui a demandé ce que le Prix Václav Havel attribué à son film représentait pour lui.
« Je suis à la fois heureux et triste de recevoir ce prix. Heureux parce que c’est une récompense, ça fait parler d’Anna. Triste parce que c’est un sujet sur quelqu’un qui a été assassiné. Le fait que ce soit le Prix Václav Havel, c’est hautement symbolique pour moi. Car c’est quelqu’un qui n’a jamais donné de réponses simples à des questions complexes. C’est aussi un symbole que les choses peuvent changer. Quand il était en prison, lui-même et personne ne pensait qu’il serait un jour président de la République tchèque. »
Vous avez déjà reçu un prix lors d’une précédente édition de Jeden Svět pour « Coca, la colombe de Tchétchénie ». Peut-on dire que d’une certaine façon, « Lettre à Anna » est une suite de ce documentaire ?
« C’est sûrement la suite. ‘Lettre à Anna’ n’existerait pas sans Coca. En même temps la manière dont c’est raconté est complètement différente. Après l’assassinat d’Anna, je me suis retrouvé dans cette situation étrange d’avoir trois ou quatre heures de rushes avec elle. Notre travail est souvent très étrange : on fait des documentaires avec beaucoup d’efforts. On tourne, on tourne. Et au montage presque tout disparaît. Là, je me suis retrouvé dans une situation où j’avais vraiment beaucoup de matériel. Mais j’ai longuement hésité au début, pour plusieurs raisons. D’abord je ne voulais pas me relancer dans une histoire triste. J’hésitais aussi parce que je me disais qu’il y aurait pleins de films sur Anna, est-ce que je devais me lancer dans la concurrence ? Ça me semblait indigne vu le sujet. Puis j’ai regardé à nouveau mes rushes, et je me suis dit que j’étais le seul à pouvoir raconter leur histoire, et comme je pense, moi, qu’il faille les raconter. »
Est-ce que vous connaissiez bien Anna Politkovskaïa ?
« Anna était une personne très lucide. Et je me suis dit qu’il fallait que je le sois aussi. Donc je ne veux pas faire une image fausse de nos rapports. Nous n’étions pas des amis. Nous nous sommes rencontrés quatre fois. Mais chaque fois nous avons eu des entretiens très pointus, très précis sur des sujets très importants parce qu’Anna n’était pas quelqu’un qui voulait perdre son temps. J’ai des documents vraiment importants qui la montrent aussi dans des moments où elle est souriante, elle s’amuse, ou elle est triste ou presque cynique, elle est furieuse. Donc ça donne un ensemble d’expressions assez riches bien que nous ne nous soyons rencontrés que quatre fois. »Y a-t-il une relève de cette journaliste courageuse, aujourd’hui, en Russie ? Y a-t-il des journalistes qui vont poursuivre sa tâche ?
« Je suis sûr qu’il y a des journalistes qui poursuivent sa tâche. La liberté d’expression ce n’est pas seulement un privilège. C’est aussi notre responsabilité de les soutenir. Je ne les ai pas spécialement rencontrés car ce qui m’intéressait, c’était de parler aux gens qui étaient proches d’elle. Car dès le début, je voulais avoir un aspect d’un portait intimiste. Je ne crois pas aux films politiques, aux accusations générales. Je voulais qu’on partage la vue d’Anna. »