Eva Zaoralová : « Je ne sais pas rester inactive » (II)

Eva Zaoralová, photo: kviff.com

Alors que le coup d’envoi de la 47e édition du Festival international du film de Karlovy Vary a été donné vendredi soir, nous vous proposons la deuxième partie d’un entretien exclusif avec Eva Zaoralová, ancienne directrice artistique du festival, devenue simple conseillère, mémoire vivante du festival qu’elle a suivi avant 1989 en tant que journaliste, puis à partir des années 1990 dans l’équipe organisatrice. A 80 ans, Eva Zaoralová est une boule d’énergie qui voue au cinéma un amour sans bornes. Dans la suite et fin de notre entretien, elle explique pourquoi le cinéma tchèque d’aujourd’hui peine à s’exporter. Mais avant cela elle est revenue sur l’âge d’or du cinéma tchécoslovaque dans les années 1960.

« A cette époque-là, je ne fréquentais pas encore le festival de Karlovy Vary. Je connaissais personnellement plusieurs réalisateurs de cette génération, parce que l’on fréquentait le même club du cinéma. Mon mari a toujours travaillé à la faculté, il est devenu assistant du recteur de la faculté. Je connaissais personnellement Evald Schorm, Věra Chytilová, Jan Němec, Jiří Menzel. On admirait beaucoup leur talent, mais également leurs films. Mais c’était plutôt notre milieu des intellectuels. Au cinéma, seuls les films de Miloš Forman, ses premiers films ‘L’as de pique’ ou ‘Les amours d’une blonde’ ont eu un succès public. Tandis que les films de Věra Chytilová, beaucoup moins. Menzel a eu un certain succès avec son premier film ‘Trains étroitement surveillés’. Il a eu non seulement l’Oscar, mais il a eu beaucoup de spectateurs, et il est devenu un classique du cinéma tchécoslovaque. »

C’est étrange, parce que lorsque l’on parle de la nouvelle vague tchécoslovaque, on a l’impression que tout le monde connaissait ces films, et vous dites que c’était plutôt des cercles restreints…

'Du courage pour chaque jour'

« C’était plutôt des cinéphiles qui les connaissaient. Ma mère par exemple est peut-être un exemple de l’opinion publique. Elle a vu après quelques années à la télévision le film d’Evald Schorm, qui s’intitulait ‘Du courage pour chaque jour’. C’est l’histoire d’un jeune communiste, qui a une crise d’identité, parce que d’un jour à l’autre il commence à douter de ses convictions et de ses idées. Ma mère, quand elle a vu le film, elle m’a dit : ‘je n’ai jamais vu une telle stupidité !’. C’était quelque chose que les gens de tous les jours ne savaient pas apprécier. Je ne sais pas comment ils sont reçus aujourd’hui quand ils passent à la télévision. C’était vraiment des vrais films pour les festivals qui ont eu le mérite de faire connaître le cinéma tchèque à l’étranger. Bien sûr, le cinéma tchèque était déjà connu à l’étranger, parce que Jiří Trnka était très admiré, Karel Zeman aussi. Ils présentaient leurs films à Cannes. Le cinéma d’animation était très apprécié. »

'Le dirigeable volé' de Karel Zeman

Mais c’était des films d’animation…

« Par exemple, moi quand je suis venue à Cannes pour la première fois il y avait deux films tchèques en compétition. »

C’était en quelle année ? 1969, c’est ça ?

« 1969, oui. L’année d’avant le festival avait été contesté, et il a été pratiquement interrompu. »

C’est ce qui a sans doute coûté un prix à Miloš Forman pour son film…

'Tous mes bons compatriotes'

« Et à Jiří Menzel pour ‘Un été capricieux’, à Miloš Forman pour le film ‘Au feu les pompiers’, et à Němec, c’était ‘La fête et les invités’. Ils n’ont même pas eu la de présenter leurs films. En 1969 il y avait encore le film de Vojtěch Jasný, ‘Tous mes bons compatriotes’. Il y avait aussi le film d’Evald Schorm, ‘La fin d’un bedeau’. Le film de Vojtěch Jasný a eu le prix de la mise en scène, à ex aequo avec le film de Glauber Rocha, ‘Antonio das mortes’. C’était un grand succès. C’était l’année, où ici en Tchécoslovaquie, la normalisation n’avait pas encore éclaté. Mais déjà le film de Jaromil Jireš, ‘La plaisanterie’ n’a pas pu sortir. Donc on l’a interdit et on ne l’a pas envoyé à Cannes. »

Justement puisque l’on parle de ce cinéma tchécoslovaque, de cet âge d’or du cinéma tchécoslovaque, que pensez-vous de la situation actuelle, du cinéma tchèque aujourd’hui ? Il y a quelques films qui vont à l’étranger, comme ceux de Bohdan Sláma, par exemple, puis Alois Nebel a eu du succès quand même, hors des frontières de son pays. Mais qu’est-ce qui manque au cinéma tchèque aujourd’hui pour qu’il ait cette qualité, comme à l’époque ?

« Je dis toujours à mes jeunes amis tchèques, les réalisateurs que ce qui leur manque c’est le contact avec le langage moderne du cinéma. Ici vous n’avez que les blockbusters américains, qui sont en distribution et qui sont appréciés par le grand public. Tandis qu’avant les réalisateurs, même les réalisateurs de la nouvelle vague, n’avaient pas l’occasion de sortir du pays, mais ils connaissaient tout. Ils connaissaient la nouvelle vague française, le cinéma italien, parce que l’on organisait les projections de ces films pour eux, c’est ainsi qu’ils ont tout de suite compris ce qu’il y avait de nouveau dans l’air. Je crois que la génération qui les a suivis, après le changement politique, ils n’ont pas eu cet intérêt de développer le langage du cinéma. Ils sont un peu nombrilistes, même dans un sens un peu général. Ils ne parlent que de leur monde, de leur petit monde qu’ils connaissent. Ils cherchent toujours, soit à gagner l’intérêt du grand public, soit à faire quelque chose de très expérimental, de très spécial. »

Il n’y a pas juste milieu en fait…

'Lidice'

« Il n’y a que, Bohdan Sláma, qui, vit vraiment, c’est-à-dire qu’il est un bon observateur de la vie, des gens, comme l’a été Menzel à l’époque. Tandis que les autres discutent du cinéma, ils cherchent à gagner beaucoup d’argent, à avoir des villas, à avoir une vie mondaine. Ils peuvent se payer le voyage à Cannes : s’ils venaient à cannes, ils se rendraient compte de ce que les organisateurs attendent d’un film. Les réalisateurs tchèques proposent toujours leurs films à Cannes. Par exemple pour ‘Lidice’, son producteur disait partout : ‘c’est un film fait pour Cannes, on va en compétition’. Mais il n’avait aucune idée de ce que les organisateurs de Cannes attendent. ‘Lidice’, c’est un genre de cinéma qui peut intéresser beaucoup le pays, il peut même avoir une distribution limitée à l’étranger, peut-être à la télévision, parce que le thème est très intéressent, et qu’il n’est pas mal fait. Mais ce n’est pas un film pour Cannes ni pour Venise. »

C’est étonnant, parce que j’ai déjà entendu des réflexions, selon lesquelles il normal que le cinéma tchèque ne s’exporte pas à l’étranger, parce que c’est un petit pays, etc. Mais finalement quand on regarde le Danemark qui est un petit pays, il a un cinéma incroyable, qui arrive à passer des messages. Je pense aux réalisateurs comme Susanne Bier ou Anders Thomas Jensen qui sont incroyables.

« Oui, ou encore, prenez les Roumains. Le cinéma roumain, la vie en Roumanie est beaucoup plus difficile qu’ici. Même les libertés sont beaucoup plus limitées qu’ici, la situation économique des réalisateurs doit être bien différente de la celle des nôtres. Les jeunes réalisateurs Tchèques, c’est-à-dire ceux qui ont quarante ans aujourd’hui, se demandent pourquoi on ne prend pas les films tchèques dans les festivals et pourquoi on prend les films roumains. Ils feraient mieux de les voir pour comprendre ce qu’il y a de spécial dans ce type de cinéma. Ce sont des films qui s’intéressent vraiment aux thèmes quotidiens, et qui en même temps sont philosophiques. Leur message dépasse toujours l’histoire qu’ils racontent. »

Karel Och,  photo: Barbora Kmentová

Vous avez été longtemps directrice artistique du festival, vous avez récemment passé le flambeau à Karel Och, je suppose avec un peu de tristesse ? Ou finalement êtes-vous contente d’être conseillère artistique ?

« C’était mon idée : à un certain moment je me suis dit que Karel Och travaillait avec moi depuis dix ans. Il me semblait, le mieux préparé pour cette fonction. Je découvre que j’avais vraiment raison, parce que c’est quelqu’un qui est plein d’enthousiasme, qui aime profondément le cinéma. Je crois que dans ses mains le festival va faire de grands pas en avant. J’avais déjà plus de soixante ans quand j’ai commencé pour le festival. Pour moi le changement politique de 1989 est venu très tard…. »

En même temps vous avez une énergie incroyable, vous continuez à avoir tant d’activités, où puisez-vous cette énergie ?

« J’ai toujours le même amour pour le cinéma, et pour l’activité. Je ne sais pas être inactive. C’est vrai que je ne suis pas une grand-mère modèle. Mes petits-fils viennent chez moi parfois. Nous habitons la même maison mais eux sont deux étages en-dessous, et moi je suis au niveau du toit, d’une villa que mon père qui était architecte avait construite. Ils ont un respect envers moi, mais ils ne me demandent jamais de participer à leurs jeux. Petits, ils ne voulaient jamais que je leur lise des contes. Quelque chose m’a échappé de leur enfance. Peut-être est-ce une obsession pour moi d’être active. »

www.kviff.com