Festival Jeden Svět : une histoire familiale pour comprendre la complexité syrienne
Le film « Nowhere to Hide » a remporté la compétition principale du festival international du film documentaire sur les droits de l’Homme Jeden Svět. Il évoque la guerre qui fait rage au Moyen-Orient, comme beaucoup des œuvres projetées dans le cadre de cette édition du festival. C’est le cas de « Au nom du père, du fils et du djihad », le récit saisissant du destin d’une famille franco-syrienne, dont deux des membres, un père et son fils, décident d’aller faire le djihad. Radio Prague a rencontré son réalisateur, le journaliste Stéphane Malterre, qui présentait son film dans la capitale tchèque :
Je me suis alors dit qu’il y avait une histoire familiale complètement incroyable. Je me demandais pourquoi ce père avait décidé de partir à son tour, à son âge. Qu’est-ce qui le motivait à faire cela ? Etait-ce pour des raisons religieuses, politiques, ou parce que lui-même était syrien ? Peut-être parce qu’il ressentait de la culpabilité par rapport au décès de son fils ? Je voulais essayer de comprendre ce qui motivait ce destin, entre un père et un fils. »
Ces questions restent finalement ouvertes dans le film. Les réponses apportées par le père peuvent laisser envisager différentes solutions à ces questions. Selon vous, pourquoi ces deux hommes, ce père et ce fils, se battent-ils ?
« En creusant l’histoire familiale, j’ai compris a posteriori, que derrière la vie, le destin d’Abderahmane Ayachi, il y avait une quête des origines. Abderahmane avait été éduqué en Europe, en France et en Belgique, il y a fait ses études. Avant que la révolution n’éclate, il avait décidé d’aller vivre en Syrie. Finalement pour lui, la Syrie représentait un âge d’or ou en tout cas correspondait à une famille qui avait eu un passé important là-bas puisqu’elle y vivait depuis des siècles. Et par la suite, son engagement militaire était lié à un parcours familial et au fait que son père l’avait éduqué dans l’idée qu’il était d’abord syrien et musulman. Tout cela l’a conduit à aller en Syrie.Et l’histoire personnelle du père permettait de comprendre l’évolution ou les différentes étapes de l’islam radical ou de l’islam politique à travers les décennies. En fait, on a l’histoire d’un père qui quitte la Syrie dans les années 1960 à l’époque où le père, Hafez-el-Assad, prend le pouvoir. Et trente ans plus tard, le fils vient se battre contre le fils, Bachar-al-Assad. Donc il y avait une espèce de boucle, de cercle qui se répétait. »
Beaucoup de spectateurs ressentent une certaine empathie pour ces deux personnages parce qu’ils sont intelligents, charismatiques, ils inspirent de la sympathie. Quelles relations avez-vous liées avec ces deux hommes ?
« Il est évident que pour faire un film sur cette famille, il fallait ―et c’est tout l’exercice du réalisateur ou du journaliste―, arriver à être d’un côté dans une très grande proximité pour avoir de l’intimité et comprendre les ressorts humains ; et d’un autre côté, il fallait réussir à garder une distance nécessaire pour ne jamais être trop prêt de la personne qu’on essaie de dépeindre, dont on essaie de faire le portrait. Pour toujours être en mesure de donner au spectateur toutes les clefs, pour qu’il puisse voir les aspects positifs, négatifs, ambigus et contradictoires des personnages. Dans un documentaire, l’ambition est d’arriver à montrer une complexité humaine, et de ne pas être dans le jugement, en tout cas personnellement, ça ne m’intéressait pas. Je voulais comprendre comment ils en arrivaient là et pourquoi ils étaient poussés à aller jusque-là. »Il y a des scènes très impressionnantes où vous vous retrouvez au milieu de véritables batailles. Comment avez-vous vécu ces situations ?
« Filmer une bataille… c’est compliqué... D’abord, quand on filme une bataille comme celle-là, on n’est pas avec l’armée régulière et il est évident qu’on est avec des gens qui ne sont pas de vrais combattants. Cela veut dire qu’on est dans une situation assez dangereuse, parce qu’ils ne connaissent pas forcément tous les dangers. Ensuite, on est très exposé car ces personnes sont face à l’armée régulière qui a une puissance de feu démultipliée.
Pour arriver dans cette situation, cela implique quand même, au préalable, des mois de travail. Pour convaincre les gens, pour arriver à traverser une frontière, pour arriver à être avec ces combattants au milieu du combat. Et donc quand vous êtes sur place, effectivement vous avez peur, mais vous essayez de vous créer une espèce d’armure mentale, et de vous concentrer sur votre travail. »
C’est aussi la question de l’accès au terrain. J’imagine que la situation a bien évolué durant tout le tournage. Comment avez-vous eu accès à ce terrain-là et comment avez-vous pu nouer une relation de confiance, pour qu’en tout cas, ces personnes acceptent que vous les filmiez ?
« Alors évidemment, tout le problème, quand on est journaliste et qu’on va dans des pays comme la Syrie, est la question de l’accès. Qui vous donne l’accès, et est-ce que vous pouvez faire confiance aux personnes qui vous le donnent ? Il faut savoir qu’en Syrie, les dangers sont multiples, les paramètres sont nombreux. D’abord évidemment, vous êtes dans une situation de guerre donc il y a des bombardements régulièrement, et si vous êtes sur une ligne de front, vous avez le risque du combat. Et ensuite, vous avez tous les à-côtés. Quand vous êtes en dehors d’une situation de combat, vous êtes aussi en danger parce que la menace du kidnapping est majeure. »Votre film « Au nom du père, du fils, et du djihad » a été diffusé jeudi dernier au Kino 35 à Prague. Il y a eu une discussion après le film. Quelles ont été les questions qu’on vous a posées, est-ce qu’il y a des tendances qui se dégagent ?
« Il n’y a pas eu de polémique, ou de controverse. Il y a eu des questions pour savoir si c’était moi qui avais filmé en Syrie. Il faut savoir qu’il y a très peu de journalistes occidentaux qui filment en Syrie, en tout cas dans la Syrie contrôlée par les rebelles, en dehors des parties contrôlées par les Kurdes ou par le régime. Donc les questions étaient plutôt autour de savoir comment j’avais fait pour pouvoir accéder à la Syrie, dans quelles conditions et comment j’avais fait pour y aller. »
Vous savez peut-être qu’en République tchèque, comme dans de nombreux pays d’Europe centrale, il y a une certaine peur de l’islam, née avec la crise des migrants, la guerre en Syrie, et les attentats. Qu’est-ce que le film peut apporter au débat en République tchèque ?
« C’est compliqué, j’aurais du mal à répondre simplement. D’un côté, l’histoire des Ayachi raconte sur cinquante ans d’où vient l’islam radical, c’est-à-dire l’islam politique, et comment il est né. Il naît avec la contestation de toutes les dictatures qui se mettent en place dans les pays du Moyen-Orient, après la décolonisation, avec le soutien souvent des occidentaux. Cette histoire raconte l’évolution de cet islam radical, et l’évolution de cet islam en Europe. Comment l’islam s’installe comme religion et comment certains vont pousser pour qu’une vision de l’islam fondamentaliste ait sa place en Europe. On est dans un combat idéologique. Et finalement, comment ce développement va basculer sur le terrorisme, avec la naissance d’Al-Qaïda et les attentats du 11 septembre. Les Ayachi vont se retrouver dans une frontière floue, dans les radars de la police et des services du contre-terrorisme.Donc cette histoire raconte toute cette évolution, depuis les débuts de cet islam, où Bassam Ayachi était une espèce de pionnier du modèle d’intégration, à une période, où il devient par la suite, une espèce d’incarnation de l’islam radical qui inquiète, fait peur, et entre en contradiction avec nos valeurs. Et en même temps, Bassam Ayachi ne fait pas partie de la génération Daech. Et l’histoire des Ayachi, elle raconte une histoire familiale qui est liée à la Syrie et à l’attachement à une terre. Donc c’est compliqué, mais l’objet du film est aussi de montrer que tout cela est beaucoup plus compliqué.
En Syrie, il y a des groupes rebelles qui se battent contre Daech, et ces groupes rebelles regroupent aussi bien des brigades laïques de l’Armée syrienne libre, que des groupes islamistes nationalistes syriens qui se battent aussi contre Daech. Et ça, c’est une réalité qu’on ne perçoit pas très bien depuis l’Europe, car depuis l’Europe, on fait l’amalgame entre les islamistes et les terroristes, point final. Alors que la situation est un peu plus compliquée. »