One World/Documentaire : l'enfer des prisons syriennes face à la compétence universelle
A l’occasion de l’édition 2023 du One World festival, le film « The Journalist and Her Jailers » (« La Journaliste et ses geôliers ») a été présenté pour évoquer le sujet des journalistes emprisonnés dans le monde. Le documentaire en question, se concentre sur ceux détenus en Syrie par le régime de Bachar el-Assad.
La Journaliste syrienne Luna Watfa occupe un rôle central dans le documentaire réalisé par Adithya Sambamurthy. En 2011, elle couvre les manifestations du Printemps arabe à Damas. D’abord prudente, elle se joint rapidement aux manifestations et ressent le besoin de chanter « liberté » avec des milliers d’autres. Quelques temps après avoir couvert les massacres perpétrés par l’armée syrienne sur la population de Damas, Luna Watfa est emprisonnée par le régime.
Durant treize longs mois, elle est isolée, questionnée sans relâche et torturée au centre de détention Al-Khatib. Elle réside désormais en Allemagne, à Coblence. Improbable coïncidence : en 2020 débute dans cette ville du centre-ouest du pays le procès de deux anciens agents syriens de la branche 251 de la prison Al-Khatib, cette même branche où la journaliste fut détenue. Cette dernière décide de se rendre, jour après jour, au procès de ses anciens bourreaux pour documenter son déroulement.
Adithya Sambamurthy, qui a grandi non loin de Coblence, s’intéresse au procès et entre en contact avec Luna Watfa. C’est le début d’une collaboration qui mènera au documentaire présenté cette année au One World Festival. De passage à Prague, les deux journalistes ont répondu aux questions de RPI. Le réalisateur explique l’importance de son sujet :
Adithya Sambamurthy : « ‘The Journalist and Her Jailers’ est un film sur le premier procès au monde contre deux membres du régime syrien pour des crimes contre l’humanité. Le procès ne se déroule pas devant un tribunal international, mais dans une salle d’audience locale dans une ville en Allemagne. Si le procès a lieu là-bas, c’est grâce à ce que l’on appelle en droit la ‘compétence universelle’ qui permet à n’importe quel État de poursuivre les faits de génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité même si la défense dans l’affaire n’est pas constituée des citoyens du pays en question et que les crimes n’ont pas été commis dans ce pays. C’est donc un cas unique, le premier du genre dans le monde. »
Luna Watfa : « Cela se déroulait dans la même ville où je vivais, ce qui était une grande coïncidence. Le procès concerne la branche 251 de la prison Al-Khatib où j’ai été emprisonnée. Je savais donc tout de la méthode qu’ils utilisent pour torturer les gens, je connaissais les lieux évoqués et les gens qui torturaient. C’était difficile d’assister à ce procès mais, en même temps, il était important de m’informer dessus. Je me suis donc rendue au procès et je n’avais aucune idée de si j’allais être capable d’y assister. Mais après la première séance, j’ai décidé de continuer et de couvrir l’intégralité du procès. C’était important puisque j’étais la seule journaliste syrienne à le documenter. Et c’était particulièrement nécessaire de le couvrir en arabe pour les personnes qui ne savaient rien de ce procès, et qui n’avaient plus aucun espoir que justice soit livrée un jour. »
‘Vous devez parler à Luna’
Comment avez-vous entendu parler de l’histoire de Luna ?
A.S : « En mars 2020, j’ai lu l’histoire d’un procès à venir. J’ai été étonné de voir que le procès allait se dérouler dans un tribunal local allemand, dans une partie du pays que je connais un peu puisque j’ai grandi non loin de là. J’ai trouvé cela vraiment intéressant mais je travaillais sur autre chose à l’époque. Puis le Covid-19 est survenu et le sujet sur lequel je travaillais ne pouvait plus être réalisé. Je me suis donc décidé à en apprendre un peu plus. J’ai communiqué avec certaines personnes qui participaient à l’élaboration du procès et ces dernières m’ont mis en contact avec Anouar Al Bouni. Il s’agit d’un avocat syrien spécialisé dans les droits de l’homme qui a participé en tant que témoin expert dans cette affaire. La chose dont je serai toujours fier, est que je lui ai demandé s’il connaissait une personne syrienne à Coblence, où se déroule le procès, qui s’intéressait à cette affaire et qui souhaitait la suivre. Sa réaction immédiate a été ‘Vous devez parler à Luna’ »
Et était-ce un sujet avec lequel vous étiez familier avant de réaliser ce documentaire ?
A.S : « Je pense que, comme la plupart des gens qui s’intéressent au monde et aux droits de l’homme, j’étais conscient de ce qui se passait en Syrie. Mais il est certain que j’ai beaucoup appris en couvrant le procès, en travaillant avec Luna en particulier, et en réalisant ce film. »
Luna, qu’est-ce qui vous a motivé à participer à ce documentaire ?
L.W : « Au début, je ne savais pas vraiment ce qui motivait ma démarche. Je me suis rendue à la première séance du procès par curiosité. Mais lorsque j’ai vu les Syriens présents à cette session, j’ai vu l’espoir dans leurs yeux, j’ai vu qu’ils voulaient quelque chose. J’ai donc senti que c’était mon devoir de continuer à documenter ce procès parce qu’il y a encore beaucoup de personnes détenues en Syrie qui n’ont aucune voix. »
En tant que journaliste en Syrie, aviez-vous envisagé être, un jour, emprisonnée ?
L.W : « Cela a toujours été un risque car j’exposais la vérité que le régime ne voulait pas divulguer, donc je savais qu’un jour je serais mise en prison. Mais en même temps, de nombreux massacres se produisaient en Syrie, notamment contre des enfants. J’ai moi-même des enfants, alors quand j’ai vu ces enfants assassinés, je me suis dit que jamais je ne permettrais que cela arrive un jour aux miens. C’est la raison pour laquelle j’étais contre le régime. J’ai commencé à écrire dans de nombreux journaux à Damas et dans sa banlieue sur ce qui se passait réellement. Donc bien sûr je savais qu’un jour ça arriverait mais j’ai quand même pris le risque parce que la vérité était plus importante que ce qui risquait de m’arriver. »
Compte tenu de ce qui vous est arrivé, avez-vous toujours la même idée ou la même vision du journalisme qu’auparavant ?
L.W : « Oui, puisque le journalisme est quelque chose de risqué et nous le savions déjà, particulièrement lorsque vous écrivez sur la situation politique d’un pays dans lequel une dictature est au pouvoir, comme en Syrie. J’ai toujours l’envie de faire du journalisme. Mais le journalisme m’a aussi privé de ma famille, de mes enfants par moments. Il y a donc plusieurs facettes à ce métier mais je l’aime. »
Accès limité à la salle d'audience
En tant que réalisateur, avez-vous rencontré des difficultés à filmer ce documentaire sur un sujet aussi sensible ?
A.S : « Je pense que c’était un film très difficile à réaliser pour plusieurs raisons. La raison principale est la salle d’audience en elle-même. Nous y avions un accès très limité. Les tribunaux allemands n’autorisent aucun enregistrement en dehors des premières minutes. Mais je pense que ces limitations peuvent parfois aider à créer quelque chose de plus original, plus créatif. Nous avons notamment travaillé avec une illustratrice et animatrice fantastique qui est elle-même d’origine syrienne et qui aimerait rester anonyme en raison de ses propres préoccupations en matière de sécurité et pour sa famille. Je pense aussi que travailler en collaboration avec Luna a rendu ce film possible parce qu’elle était toujours là, prenant des notes et écrivant sur ce qui se passait dans la salle d’audience, un espace que nous ne pouvions pas enregistrer. En utilisant ses notes pour construire le scénario, nous avons fini par raconter cette histoire et même si c’est une approche non conventionnelle, je pense que celle-ci fonctionne pour le film. »
Et quel message en particulier souhaitiez-vous communiquer à travers ce documentaire ?
A.S : « La question principale pour le film, et pour nous, était de savoir ce que ce procès pouvait réellement accomplir que ce soit pour Luna, pour les autres Syriens, pour les prisonniers politiques, et pour la défense aussi. Je pense que c’est aussi une question de journalisme et de ses principes. Comment rapporter quelque chose d’aussi personnel et comment trouver un équilibre. Le journaliste doit communiquer avec toutes les parties et essayer d’obtenir tous les points de vue, même si cela peut être très difficile personnellement. »
Pensez-vous qu’une plus grande sensibilisation sur le sujet des journalistes emprisonnés dans le monde est nécessaire ?
A.S : « Absolument. Vous savez il s’agit d’une affaire en particulier, mais il y en a beaucoup d’autres dans de nombreuses régions du monde, y compris dans des pays considérés comme démocratiques. Si nous pouvons aider à sensibiliser sur la situation des autres journalistes dans le monde qui sont emprisonnés ou persécutés simplement pour avoir fait leur travail, c’est une excellente chose. »
L.W : « Le monde entier voit ces détenus comme des chiffres. Mais ce sont des gens avec des histoires, des familles et des vies qu’ils ne peuvent pas mener sous une dictature. Et nous parlons uniquement de la Syrie, mais il en va de même en Iran, en Afghanistan et dans de nombreux autres pays. En mettant en lumière une telle histoire, j’espère seulement que les gens changeront d’avis et regarderont ces histoires et verront les détenus comme des gens qui ont besoin d’aide, pas comme des chiffres. »
« Ils ont menacé de torturer aussi mes enfants »
Luna, qu’est ce qui a marqué le plus votre période d’emprisonnement ?
L.W : « La peur de ne pas sortir et le fait que mes enfants me manquent, c’était le plus important. La peur puisque lorsque j’ai été transféré entre différentes branches de la prison, les geôliers m’ont dit avoir arrêté mes enfants. Ils m’ont menacé de les torturer si je ne leur disais pas ce qu’ils voulaient entendre de moi. Avant ma détention, le sujet principal de mon enquête était un massacre d’enfants ayant eu lieu à Damas et ils voulaient que je déclare que ce massacre n’avait jamais eu lieu. Ils ont donc mis en scène une interview à la télévision où ils m’ont fait dire cela, tout en continuant à me menacer avec mes enfants. Ce dont je me souviens le plus, c’est cette peur de ne pas savoir où sont mes enfants, s’ils étaient dans la même prison que moi ou non. Dans la branche 251, vous n’êtes pas autorisé à savoir quoi que ce soit de l’extérieur, et vous n’entrez jamais en contact avec quiconque. Vous êtes sous terre, sans soleil, complètement isolé à l’exception des autres détenus et des personnes qui vous torturent. La seule vérité que vous avez est ce que les responsables de la prison vous disent. »
Comment avez-vous recommencé à vivre après ce traumatisme ?
L.W : « C’était vraiment difficile. Je suis allé à l’hôpital quand j’ai été libérée. J’y ai passé une semaine, j’ai pris des médicaments, j’ai essayé de guérir le plus vite possible puisque je devais m’occuper de mes enfants. Puis mon avocat m’a appelée et m’a dit que je ne pouvais plus rester en Syrie parce que je risquais d’être emprisonnée de nouveau pour au minimum sept ans. Alors, j’ai dû quitter le pays en laissant mes enfants. A l’époque, je n’avais aucune idée d’où j’irais, ce qui allait m’arriver, alors je ne pouvais pas me permettre de les emmener avec moi. C’était très compliqué à vivre, mais je me suis relevée et j’ai réussi à aller de l’avant. »
Pensez-vous retourner en Syrie dans le futur ?
L.W : « Non, et même si je le voulais, je ne pourrais pas. Le régime est toujours en place et le pays le soutient. Je trouve vraiment honteux que le régime de Bachar el-Assad, après tous ses crimes contre l’humanité, soit encore au pouvoir aujourd’hui. Beaucoup d’entre nous ne peuvent pas retourner en Syrie parce que nous serions arrêtés de nouveau. »
Avez-vous reçu un accueil positif du film jusqu’à présent ?
A.S : « En Allemagne, le documentaire a été diffusé à la télévision et nous avons eu des réactions positives et Luna a aussi obtenu d’excellentes réponses personnelles. »
L.W : « Oui, de la part de beaucoup d’Allemands et de Syriens. Ils ont vu le film et m’ont contactée pour me dire que prendre part à ce documentaire était vraiment courageux de ma part et qu’ils étaient fiers. C’était vraiment un bon retour sur le film. Et ce que ces personnes admirent est que j’ai parlé avec la défense dans ce procès, alors même que je suis une ancienne prisonnière politique en Syrie, dans la même branche. C’est, pour moi, le but du journalisme et c’est ce que les gens admirent le plus. »
« Certains considèrent que la Syrie est lointaine et ne savent pas grand-chose de la politique sur place ou de la situation des réfugiés. J’espère donc que les gens s’informeront non seulement sur la Syrie, mais sur les dictatures qui sont partout dans le monde. Nous devons y mettre fin car il s’agit d’un crime contre l’humanité et nous représentons tous l’humanité. En regardant de tels films et en nous informant sur les situations dans ces pays, nous aidons davantage à les mettre en lumière et à transmettre un message à ces dirigeants. »