Festival de Jihlava : la face ‘documentaire’ d’Eric Rohmer
Le festival de Jihlava, non content de proposer un spectre très large de la production documentaire contemporaine, permet chaque année de se plonger dans l’histoire de ce genre cinématographique. On peut ainsi découvrir que de grands cinéastes, reconnus pour leurs films de fiction, se sont également essayés au genre documentaire. C’est le cas par exemple pour Eric Rohmer, ce réalisateur associé à la Nouvelle Vague dont la 20e édition du festival, qui s’est terminée dimanche, proposait une riche rétrospective. C’est l’historien du cinéma David Čeněk qui se cache derrière ce programme ; nous l’avons rencontré entre chien et loup dans un café de Jihlava :
Les documentaires montrés à Jihlava datent essentiellement des années 1960, à une période où Eric Rohmer ne rencontre pas forcément le succès avec ses œuvres de fiction. Y-t-il un besoin alimentaire, une nécessité de répondre à des commandes ?
« Oui, c’est ce qu’il dit. En 1962 sort son premier film, ‘Le Signe du Lion’, qui n’a pas eu du tout de succès et en plus il est viré des ‘Cahiers du cinéma’. Il parlait toujours d’un ‘coup d’Etat’, il rigolait là-dessus. Et effectivement il avait besoin de gagner sa vie. Comme il était prof au départ, il a été recommandé à la ‘Radio Télévision Scolaire’ pour y faire des films. Et comme en plus, il était avec Barbet Schroeder, il a commencé à faire des documentaires de commande. C’était par exemple des commandes du ministère des Affaires étrangères. Il a donc aussi été poussé au documentaire à cause de cela, mais après il a continué. C’est plutôt une coïncidence si on a choisi seulement cette période parce que c’était tellement large qu’on s’est dit qu’on allait se limiter. Il a continué à faire des films documentaires jusqu’en 1989 si je ne me trompe pas. »« A cette époque-là, on tournait les mêmes films en Tchécoslovaquie »
Un des thèmes que vous avez choisi, qui ressort de la rétrospective, c’est l’intérêt d’Eric Rohmer pour la condition des femmes…
« C’est surtout les films ‘Nadja à Paris’, ‘Une étudiante aujourd’hui’ et ‘Fermière à Montfaucon’. De mon point de vue, ces films sont intéressants, surtout les deux premiers, peut-être plus par la forme que par le contenu. Parce que ‘Nadja à Paris’, c’est en fait l’histoire d’une Américaine à Paris qui décrit Paris et les relations qu’elle a avec des gens, des Français et je trouve que le commentaire paraît maintenant un peu bizarre avec un point de vue un peu naïf, trop idéaliste, ‘à l’américaine’, quand elle dit : ‘je ne vais pas rester à Paris mais je ne vais tout de même pas perdre le contact avec Paris’. Il y a le fait qu’elle se promène et qu’elle parle de pouvoir passer d’une couche sociale à l’autre ; elle est d’abord avec des peintres à Montparnasse. Elle le présente d’une manière que je trouve enfantine. Et ensuite elle passe au quartier de Belleville où elle rencontre les ouvriers au café. Mais il y a la manière de filmer ces choses-là, la manière de filmer qu’on trouve chez Rohmer, c’est-à-dire d’observer les gens. On voit beaucoup de plans longs et sans commentaire. Et ‘Une étudiante aujourd’hui’, c’est déjà un film de commande. On voit très bien qu’il essaie dans ce film de montrer comment changer la condition des femmes, surtout des étudiantes à l’université. Et ça, je trouvais ça intéressant parce que, à cette époque-là, en Tchécoslovaquie, on tournait les mêmes films. C’est un film de propagande ! On dirait aujourd’hui que ce n’est pas très équilibré. Mais le commentaire est bizarre dans le fait qu’il dit par exemple que ‘la femme a retrouvé sa place dans les laboratoires’ et on insiste beaucoup dans ce film sur le fait que ‘la femme’ peut faire une carrière mais aussi elle ne perd pas sa famille, sa vie privée ; ce qui n’est pas équilibré sur ce qui fait un homme et une femme. Mais ce film est intéressant parce que je pense qu’il reflète bien la société française de l’époque et il était destiné à être projeté dans les Alliances françaises.Et il y a ensuite ‘Fermière à Montfaucon’, le deuxième film de commande. Il y en avait un troisième qui n’a jamais été tourné. C’est la même chose : c’est sur la condition des femmes à la campagne, mais je trouve qu’il a aussi ce côté de propagande… »
Le choix de cette femme en particulier n’est pas innocent…« C’est ça, c’est pour montrer que les agriculteurs français ont dû mal à trouver des femmes et se retrouvent seuls à la campagne. Quand je regardais ce film, je me disais que je ne voyais pas du tout dans son visage le fait qu’elle était heureuse par exemple. »
La relation entre l’espace, l’image et le son
Eric Rohmer, qui a fait un travail théorique sur le cinéma, a-t-il théorisé son approche de ce qu’on va appeler le documentaire et de ces films qu’il réalise et qui sont étiquetés « documentaire » ?
« D’après les entretiens que j’ai lus, que j’ai entendus avec lui, il n’y avait pas vraiment pour lui cette question de faire la différence entre ce qui est un documentaire et ce qui est une fiction. Parce beaucoup de ses fictions sont tournés aussi un peu à la manière d’un documentariste. Surtout, il parle de rapports entre l’espace, l’image et le son dans ses films. Il parle surtout beaucoup de l’espace, dont il dit qu’il est homogène ; il n’y a pas besoin ensuite de procédés de montage. Sa théorie, c’est surtout sur le fait que le film, l’art cinématographique, a une force exceptionnelle de créer ces liens, ces relations entre l’espace, l’image et le son et que cela donne le sens au plan ou au film en tant que tel. »
L’œuvre d’Eric Rohmer a-t-elle été reçue en Tchécoslovaquie ? Comment a-t-elle été reçue ?
« Il y a des films de Rohmer qui ont été distribués en Tchécoslovaquie. Je ne sais pas du tout s’il y est venu mais ses films sont comme lui. Je pense que c’est la même chose en France : il est connu mais dans certains milieux de gens qui s’intéressent beaucoup au cinéma. Et encore parmi eux, les gens sont divisés : il y a ceux qui n’aiment pas du tout les films d’Eric Rohmer et après ceux qui les apprécient beaucoup. Mais même pendant l’époque socialiste, dès le premier film, ‘Le Signe du lion’, les films sortent en Tchécoslovaquie, pas tous bien sûr. Après surtout, ils sont projetés dans le cadre des festivals, pas tellement dans la distribution. Après le changement politique, dans les années 1990, il y avait toujours des films de Rohmer à la télévision, pas dans les salles de cinéma mais dans les festivals. »