František Hrubín, poète des ivresses et des angoisses de la vie

František Hrubín

« Un extatique qui voit ce qui échappe aux autres ». C’est par ces paroles que le critique František Xaver Šalda a caractérisé l’art du poète František Hrubín. Si cet homme qui a laissé une trace profonde dans la poésie tchèque du XXe siècle n’est pas aujourd’hui très recherché par les jeunes générations de lecteurs, ce n’est pas de sa faute. Pour les lecteurs actuels, la poésie n’est plus un art indispensable, ils peuvent s’en passer, ils lui préfèrent d’autres genres littéraires et d’autres moyens d’expression. On peut dire donc que ceux qui se détournent de la poésie de František Hrubín, se détournent de la poésie elle-même.

Jadis les recueils de František Hrubín paraissaient en des dizaines de milliers d’exemplaires. C’étaient de véritables best-sellers de la poésie. Son nom a été cité à côté de ceux de Josef Hora, Vítězslav Nezval, František Halas et Jaroslav Seifert. Il était le benjamin d’une génération des poètes dont l’œuvre reste et restera un des sommets de l’art tchèque.

František Hrubín est né le 17 septembre 1910 donc il y a juste un siècle. Son talent débordant d’une fraîche imagination poétique et ses vers mélodieux s’imposent dès la parution de son premier recueil en 1933. Il est tout de suite évident qu’un véritable poète est né. Déjà son premier livre révèle un auteur qui entend le chant profond de la langue tchèque et sait en saisir les aspects les plus captivants et les plus enivrants. Entre ses mains, la langue se transforme en une voix qui chante une ode à la vie. Cela ne veut pas dire que František Hrubín soit uniquement un poète des ivresses et des douceurs de l’existence terrestre. Non, sa poésie reflètera avec force les tournants historiques, les déceptions et les angoisses de l’homme du XXe siècle, siècle de deux guerres mondiales et de régimes arbitraires. Tous ces éléments alimenteront son inspiration et seront transfigurés par sa poésie. C’est ainsi qu’il s’adresse à lui-même, à son propre chant, dans l’un de ses poèmes :

« Car voici, Chant, ta suprématie :

Nous serons rachetés de la mort

Si de nos joies autant que de nos peines

Pouvait enfin jaillir un grain de vie. »


Déjà dans les années trente la poésie de František Hrubín se dramatise et cette tendance culminera en quelque sorte dans les vers réagissant au cataclysme de la guerre et notamment dans son célèbre recueil « La nuit de Job ». Les vers réunis dans le livre intitulé « Hiroshima » par lesquels le poète exprime son angoisse du monde de l’après-guerre lui valent la disgrâce du régime communiste. Dans la première moitié des années cinquante, marquées par les pires aberrations du régime stalinien, il traverse une crise artistique, s’adonne à la traduction, écrit pour les enfants. Il cherche aussi un échappatoire à sa situation dans l’alcool. En 1956, il refuse de se taire et au deuxième Congrès de l’Union des écrivains tchécoslovaques il prend courageusement la défense des poètes interdits dont Jiří Kolář :

František Hrubín,  photo: CTK
« La conscience fait partie de la dignité de l’homme. Quand je peux écrire et publier librement, puis-je être content et ne vouloir rien de plus ? Je peux mais seulement tant que ma liberté n’aura pas le revers du bâillonnement d’un autre. J’écris et je publie mais est-ce que par exemple le poète Jiří Kolář pourrait user du même droit ? Sa poétique ne m’est pas très proche, mais je le respecte beaucoup comme l’exemple d’un homme qui n’a rien cherché à se faciliter dans la vie et dans le travail. Jiří Kolář, d’origine prolétarienne de la ville de Kladno, n’a jamais cherché de profit personnel mais a toujours œuvré pour le peuple et le socialisme et se déchire intérieurement au lieu de se conformer et de s’abaisser. Ce poète a été chassé dans l’isolement par une attaque brutale de la revue Tvorba et a finalement été réduit à la misère matérielle. C’est inhumain, ce n’est pas culturel. »

Vers la fin des années cinquante et dans les années soixante, le poète se tourne de plus en plus souvent vers le drame et la poésie. C’est sa célèbre pièce « Un dimanche d’août » donnée au Théâtre national de Prague qui lui permet de faire connaissance de Luděk Munzar, un acteur de ce théâtre. Une amitié naît, une amitié qui sera pour Luděk Munzar un des plus beaux souvenirs de sa vie :

Luděk Munzar,  photo: CTK
« Nous nous sommes très vite rapprochés. Il m’a proposé de nous tutoyer mais comment un garçon de campagne pouvait accepter le tutoiement de František Hrubín ? Il était mon aîné d’une génération et en plus un célèbre poète. J’ai cru qu’il se moquait de moi mais il était très sérieux. (…) Il adorait l’humour et il m’enrichissait énormément. Il m’a distingué, tout a fait ingénument, en m’invitant à partager ces années de jeunesse, en me faisant promener par les sentiers de son enfance, de son adolescence, des premiers chagrins d’amour. Je me suis tellement mis au diapason avec lui parce que, bien qu’il ait été d’une autre génération, nos souvenirs étaient parfois tout-à-fait identiques. Ce n’est que maintenant que je réalise que nous étions comme deux garçons ayant vécu ensemble, quelque temps, au siècle dernier. »


Dans les années soixante František Hrubín signe quelques uns de ces livres les plus célèbres. Il crée « La romance pour bugle », un long poème lyrico-épique en vers libres sur un amour inaccompli, un livre en prose intitulé « Reinette dorée », histoire d’un homme qui ressent amèrement l’inutilité de sa vie et aussi la pièce « Nuit de cristal », son deuxième grand succès au théâtre.

En août 1968 le poète est gravement touché par l’invasion des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie. Sa position devient d’autant plus délicate que le régime de la normalisation soutenu par l’occupant soviétique cherche à utiliser son nom et son prestige littéraire pour donner une apparence légitime à sa politique culturelle. František Hrubín refuse de se compromettre avec cette politique appelée par Aragon « un Biafra de l’esprit ». Cette situation finit par se répercuter sur sa santé qui est déjà défaillante. La maladie lui permet finalement d’échapper aux pressions qu’il doit subir et aux angoisses qui en résultent. Il quitte le monde qui lui a donné tant de beautés et tant de peines en mars 1971. A ses lecteurs, il lègue la richesse enivrante de son œuvre, à sa famille et à ses amis, dont Luděk Munzar, il laisse des souvenirs inoubliables :

« Je ne veux que remercier František Hrubín avec beaucoup d’humilité et de respect et en même temps évoquer son souvenir et dire aux gens que ces cents ans qui se sont écoulés depuis sa naissance sont, bien sûr, un chiffre épouvantable mais que František n’est pas mort. Ce n’est pas parce que je récite ou plutôt lis ces textes, il existe tout simplement. Je ne sais pas seulement s’il y a encore des mamans, des papas ou des mémés qui sortent parfois de leur bibliothèque les livres de vers ravissants que František a écrits pour montrer à ses enfants comment était la langue tchèque. Si cela existait encore, cela me ferait un énorme plaisir. »