Frantisek Kupka et Otto Gutfreund en tant que légionnaires en France
Le musée pragois Kampa, fondé par l'historienne de l'art et mécène Meda Mladkova, propose jusqu'à la fin de l'année une exposition unissant art et histoire : deux artistes tchèques, le peintre Frantisek Kupka et le sculpteur Otto Gutfreund, y sont présentés en tant que légionnaires volontaires en France, pendant le premier conflit mondial.
Dessins, caricatures, illustrations, gravures sur bois, projets de timbres, cartes postales, affiches et autres oeuvres exposées, prêtées par l'Institut d'histoire militaire, reflètent les moments vécus dans les tranchées et en captivité. Lorsque la guerre a éclaté, Kupka et Gutfreund se trouvaient tous les deux à Paris. Avec d'autres Tchèques présents en métropole, ils ont rejoint les rangs de la Légion étrangère au sein de laquelle le premier régiment tchécoslovaque indépendant - la compagnie Nazdar - s'est formé. Blessé, Kupka ne retourne plus sur le front et se consacre au travail de promotion de la colonie tchèque à Paris, dont il devient le président. Gutfreund, lui, passe trois ans en prison. Les destinées des deux artistes sont mises en relation par Ales Knizek, directeur de l'Institut d'histoire militaire :
« Les deux servaient dans les légions tchécoslovaques en France. De la Tchécoslovaquie alors encore inexistante partaient les volontaires résolus à ne pas combattre dans l'armée d'Autriche-Hongrie, mais contre elle, aux côtés de l'Entente, en France, pour l'indépendance de la Tchécoslovaquie. Les légions représentaient le pilier du prochain Etat fondé en 1918. Elles ont aidé le gouvernement tchécoslovaque naissant et Tomas Garrigue Masaryk à ce que la Tchécoslovaquie soit reconnue comme un Etat indépendant. Les légions combattaient en France, en Italie et en Russie. Ici, elles étaient les plus puissantes : jusqu'en 1920, elles y contrôlaient toute la région du transsibérien. La France, par contre, a été le premier pays où elles s'étaient formées, déjà en 1915. La première légion tchécoslovaque Nazdar est intervenue à la bataille d'Arras, l'une des plus dures de la première guerre... »
Les légions ne recrutaient pas que des volontaires tchèques et slovaques « désertés » de l'armée autrichienne. Il y avait beaucoup de Tchèques de l'étranger, dont ceux des puissantes communautés aux Etats-Unis, qui ont décidé d'aller combattre en France pour notre indépendance. Parmi les légionnaires, on trouve des noms de personnalités connues : le père de l'actuel ministre de la Culture Martin Stepanek, Zdenek, était le légionnaire russe, de même que le premier directeur de l'Institut d'histoire militaire, le général Medek, père d'Ivan Medek - ancien chancelier du président Vaclav Havel, et Mikulas Medek, peintre. Les légions représentaient la base intellectuelle, culturelle et politique du prochain Etat. C'était une anabase qui exigeait un immense héroïsme de ces hommes. Leurs destinées étaient parfois bien dramatiques. Frantisek Kupka a été blessé, Otto Gutfreund, lui, s'est fait prisonnier de l'armée française, raconte Ilona Krbcova, de l'Institut d'histoire militaire :
« Gutfreund n'est pas retourné aussitôt après la guerre dans sa nouvelle patrie. Il a été l'un des 4 organisateurs de la dite affaire caporale, ce qui était une révolte de nos légionnaires contre l'arrêté du gouvernement français publié en novembre 1915 : par cet arrêté, les soldats tchèques étaient qualifiés d'ennemis de la France, puisqu' étant des ressortissants de la monarchie habsbourgeoise. On leur a interdit de former une unité militaire indépendante. Pour l'organisation la révolte, Gutfreund est passé par quatre camps d'internement français et a été condamné aux travaux forcés dans une usine de munition. Seulement après la création de la Tchécoslovaquie, le 28 octobre 1918, le nouveau gouvernement a officiellement demandé sa libération. »
Les oeuvres d'Otto Gutfreund et Frantisek Kupka exposées actuellement au musée Kampa, ont-elles été toutes créées sur le front ? Dans quelle mesure l'expérience de guerre a-t-elle influé sur la création des deux artistes. Des questions posées à Kaliopi Chamonikola, commissaire de l'exposition:
« C'était une des étapes de leur création. Déjà avant la guerre, ils avaient créé des oeuvres d'avant-garde : au Salon d'automne a Paris, en 1912, Kupka a exposé ses premiers tableaux abstraits, de même que Gutfreund a exposé, en 1913, son « Angoisse », qui est considérée comme la première statue cubiste. La guerre les a orientés vers d'autres sujets. Sur des travaux exposés, on peut voir que Gutfreund saisissait directement les événements vécus : il y a la vie de tous les jours sur le front, dans les tranchées, les difficultés d'approvisionnement, les blessés et les morts. Donc, des situations qu'il est difficile d'exprimer d'une façon abstraite. Chez Kupka, les travaux de guerre représentent une période réaliste dans sa création. »
Parmi les oeuvres de guerre de Frantisek Kupka, on trouve aussi celles créées dans les années 1915 et 1918, donc après son départ du front, à cause de ses blessures. Pendant cette période-là, il travaillait pour l'association d'originaires tchèques et slovaques en France. Ici, il a créé les timbres, les projets de médailles, les diplômes et beaucoup d'objets liés à l'armée. Le plus célèbre est le drapeau, aux couleurs rouge et blanc, borné de bleu et d'or, avec au milieu, l'inscription en or : le 21e régiment de l'armée tchécoslovaque. C'est ce drapeau qui a été remis au régiment tchécoslovaque par le président de la France, Raymond Poincaré, en signe de reconnaissance de la ville de Paris. Sous ses couleurs, les Tchécoslovaques sont encore intervenus aux combats en Alsace et dans les Ardennes. Frantisek Kupka revient sur le thème de la guerre encore plus tard, lorsqu'il réalise une esquisse pour un tableau de ses deux camarades de combat morts au front et qui est une apothéose de l'héroïsme des combattants.