František Xaver Šalda ou l’art d’être critique
« La critique moderne examine la solidité du sol sur lequel l’humanité se mettra à suivre bientôt ses poètes, ses écrivains, ses artistes de la parole et leurs personnages avec leurs visions, leurs convictions et leurs intuitions. » C’est ainsi qu’a formulé sa conception de la critique littéraire František Xaver Šalda, un des grands intellectuels qui a cherché à ouvrir les portes du monde à la littérature et aux arts tchèques. František Xaver Šalda est né le 22 décembre 1867, il y a donc 155 ans.
Les critères ambitieux
La littérature et les arts étaient pour František Xaver Šalda (1867-1937) des disciplines susceptibles de jouer un rôle important dans l’évolution de la société. Les écrivains, les artistes et aussi les critiques devaient donc assumer cette grande responsabilité car ils montraient le chemin. Pendant toute sa vie et dans toute son œuvre František Xaver Šalda a cherché à assumer cette responsabilité, à sortir les lettres et les arts tchèques de leur provincialisme et à imposer sur la scène culturelle tchèque des critères ambitieux et sans compromis. Selon lui, le critique devait concevoir l’œuvre d’art comme un processus. Il a écrit :
« Reconstruire le processus créateur conçu par le poète, identifier dans ce processus les lois majeures et les aspects typiques, retracer avec le poète le chemin à partir de l’origine jusqu’à l’œuvre - tel est l’objectif de la critique structurelle. »
La jeunesse d’un critique
František Xaver Šalda était natif de la région des Sudètes en Bohême du Nord. Le journaliste Pavel Hlavatý retrace les premières années de sa vie :
« Il est né dans la ville de Liberec mais sa famille a rapidement déménagé pour s’installer dans la ville de Čáslav. Son père était employé des postes. C’est à Čáslav que le garçon fréquente l’école primaire mais la suite de ses études se déroulera à Prague où il sera admis d’abord au lycée de la rue Jindřišská puis au Lycée académique. »
En 1885, le jeune lycéen publie déjà ses premiers vers, un sonnet, dans la revue Lumír. Suivant le désir de son père, le futur critique s’inscrit après son baccalauréat en 1886 à la faculté de droit où il étudiera pendant sept semestres mais sans finir ses études. Il est de plus en plus attiré par la faculté des lettres où il peut suivre les conférences de psychologie et de psychiatrie données entre autres par le professeur Tomáš Garrigue Masaryk.
Un intellectuel francophile
C’est à la faculté des lettres que Šalda soutiendra en 1906 sa thèse de doctorat sur l’histoire de l’art. A cette époque, il est déjà connu comme un écrivain qui collabore avec de nombreuses revues littéraires, mais surtout comme un critique pertinent. Pavel Hlavatý évoque quelques-unes de ses nombreuses activités :
« Il a étudié la littérature française et a présenté sur la scène culturelle tchèque toute une série d’auteurs français. Mais comme il a rédigé aussi plus tard des articles littéraires pour le Grand dictionnaire encyclopédique de Jan Otto, où il a écrit outre des articles sur la littérature française aussi ceux sur des auteurs anglais, allemands, russes et tchèques, il a également étudié les littératures de ces pays et s’est intéressé aux arts plastiques. »
Le manifeste de la Modernité tchèque
En 1885, František Xaver Šalda lance avec le poète Josef Svatopluk Machar le manifeste Česká moderna - la Modernité tchèque, signé aussi par plusieurs autres écrivains et poètes. Les auteurs du manifeste insistent sur l’individualité artistique, sur la valeur de la vérité profonde de l’œuvre d’art et définissent la critique comme un genre artistique autonome et indépendant. Le manifeste est le point culminant du conflit entre les conservateurs et les novateurs sur la scène culturelle tchèque vers la fin du XIXe siècle.
Il est évident qu’une personnalité aussi intransigeante qu’était Šalda a dû se heurter souvent à l’incompréhension, parfois au refus et à l’hostilité ouverte. L’histoire de ses combats pour le renouveau de la vie culturelle tchèque est documentée par de nombreuses polémiques menées par Šalda dans la presse de son temps.
La maladie
Sa carrière de critique s’annonce donc conflictuelle mais prometteuse jusqu’au moment où son envol est brisé par la maladie. Pavel Hlavatý revient sur cette dure épreuve qui a meurtri le corps, mais pas l’esprit du grand critique :
« Cela s’est produit en 1899, lorsqu’il était âgé de 32 ans. Il a été atteint d’une inflammation de la moelle épinière. Il a passé d’abord une longue période à l’hôpital, et sa convalescence a pris également beaucoup de temps. La moitié de son corps était pratiquement paralysée et à partir de cette période jusqu’à la fin de sa vie, il a été donc obligé de s’appuyer sur une canne. »
En 1893, František Xaver Šalda fait connaissance de la romancière Růžena Svobodová et l’amitié qui se noue entre eux se transforme bientôt en amour. C’est un amour qui n’a probablement pas trouvé son accomplissement, mais qui n’en est pas moins intense et passionné et ne finira qu’avec la mort de Růžena Svobodová en 1920.
De la littérature à la politique
Entre temps, Šalda poursuit son œuvre et sa carrière. Il est nommé en 1917 professeur de littérature romane à la faculté des lettres ce qui ne l’empêche pas de poursuivre son œuvre critique. Parmi ses sources d’inspiration il y a le christianisme, le vitalisme, la philosophie de Friedrich Nietsche, d’Hippolyte Taine et d’Emile Hennequin. Il crée des revues littéraires, il suit attentivement, commente et analyse les tendances et les courants dans la littérature et les arts de son temps.
Critique respecté et redouté, il prend aussi des positions politiques qui lui sont dictées par son intransigeance. Centriste, il dénonce les extrémismes politiques, il suit avec inquiétude les antagonismes croissants dans la société tchèque et les tensions entre Tchèques et Allemands. Il condamne publiquement l’antisémitisme dans son pays et les procès politiques des années 1930 en Union soviétique. Il ne s’arrête pas, il évolue avec son temps ce qui donne à son œuvre critique dynamisme, clairvoyance et modernité. Pavel Hlavatý souligne cet aspect évolutif et vivifiant de son œuvre :
« Cette tension intérieure et l’évolution de sa pensée à partir de la fin du XIXe siècle, en fait une grande personnalité qui a progressé grâce à son immense érudition mais aussi grâce au fait qu’il ne s’est jamais retranché dans une tour d’ivoire, qu’il était sensible aux pulsations de la société, à la politique et à la sociologie. Il s’intéressait de plus en plus aux choses pratiques, aux dangers qui guettaient l’Etat mais il a su garder son indépendance d’esprit. De nombreux critiques communistes des années 1930 ont fini par préférer l’idéologie à l’art, à l’esthétique. C’est une approche très dangereuse que Šalda a toujours su éviter. »
L’art d’être critique
A partir de 1928 jusqu’à à sa mort en 1937, Šalda rédige sa propre revue littéraire Šaldův zápisník - Le carnet Šalda qui lui permet de publier des critiques, des essais mais aussi des poèmes, des textes en prose et des articles politiques. Il ne se trompe que rarement dans ses jugements et l’avenir lui donnera raison. Les auteurs de plusieurs générations lui seront redevables parce qu’il a su attirer leur attention sur leurs qualités et sur leurs défauts, et parce qu’il a jugé leurs œuvres sans complaisance. Avec lui, la critique littéraire et artistique tchèque acquiert ses titres de noblesse, elle devient aussi un art. C’est un art très particulier dont il est devenu un maître incontestable. C’est ainsi qu’il a défini les spécificités de cet art dans une émission de radio :
« Le critique doit avoir beaucoup de talents et ces talents doivent être dosés avec beaucoup de précision. Il doit comprendre d’abord le métier d’écrivain et il doit donc être un bon écrivain et un bon artiste mais il ne doit pas être écrivain exclusivement et partialement parce que ce serait une partialité incompatible avec la mission d’un critique. Il doit avoir l’oreille fine pour ce qui arrive, l’oreille pour la temporalité et en même temps tenir compte de l’intemporalité et de l’éternité. Il doit connaître le passé, mais cette connaissance ne doit pas émousser son sens du temps présent et dégénérer en académisme. Il doit se rendre compte de l’aspect tragique de la créativité et il doit pourtant sentir en son for intérieur sa mission d’éclaireur dans le meilleur sens du mot. »