Le génie de la critique
La vie culturelle tchèque au cours du premier tiers du XXe siècle aurait été sans doute bien appauvrie sans le critique František Xaver Šalda. Il était un arbitre exigeant et implacable des activités littéraires et artistiques de son temps. Il a réussi à imposer sa conception de la littérature. La lecture était pour lui presque sacrée et il la concevait comme une activité vitale de l’homme.
«Il n’y a pas de contradiction essentielle entre le poète et le critique. Leur hostilité n’est qu’illusoire. Tout bon poète doit être aussi un critique, doit être autocritique. Dans le processus de création, il arrive toujours un moment où le poète doit choisir entre diverses possibilités, rejeter une possibilité et en réaliser une autre. Le jugement critique est l’élément important sinon l’élément principal du processus de création.»
C’est la ville de Liberec en Bohême du Nord qui est la patrie de František Xaver Šalda. Né dans la famille d’un employé des postes en 1867, il passe son enfance dans les Sudètes, une région fortement marquée par l’élément allemand. Il s’inscrit à la faculté de droit de l’Université de Prague mais finit bientôt par déserter et poursuivre ses études à la faculté des lettres. Il y obtient un doctorat et, en 1918, est nommé professeur de la chaire des langues romanes. Ce professorat est d’ailleurs le seul honneur qu’il acceptera pendant toute sa vie. Critique implacable, il ne veut sans doute être l’obligé de personne. Il mène une vie solitaire dans un appartement du quartier de Vinohrady à Prague. A 42 ans, il est frappé d’une maladie de la colonne vertébrale et ne peut dès lors marcher qu’avec une canne. Il vivra pourtant avec sa maladie jusqu’à l’âge de 70 ans.
Quelques amitiés illuminent cette vie d’ascète. Une amitié profonde le lie avec Antonín Sova, un des plus grands poètes tchèques du début du XXe siècle « Ton amitié est l’une de ces acquisitions véritables, précieuses et rares que je possède dans la vie, le reste n’est qu’ivraie, fumée, vapeur et vains mots, »écrira Šalda dans une lettre adressée à son ami. On spécule beaucoup sur le caractère de ses rapports avec la femme de lettres Růžena Svobodová. Très belle et élégante, elle fait partie de ces femmes exceptionnelles qui osent parler dans leurs écrits avec une certaine franchise de la condition féminine. Auteur de plusieurs romans à succès et mariée à l’écrivain František Xaver Svoboda, elle reçoit Šalda régulièrement dans son salon et cet ami privilégié trouve toujours chez elle la compréhension, l’amitié et le respect.
A part cela, le cercle d’isolement que le critique a créé autour de lui n’est brisé que de temps en temps par des étudiants qui l’accompagnent à la maison après ses conférences. Le reste de cette vie est un travail dur et assidu qui exige une concentration absolue. Le critique cherche cependant à rester ouvert au monde et aux changements qu’apporte la vie, attitude qui lui permet de garder une certaine souplesse, d’éviter la routine et d’échapper au dogmatisme:
«Evidemment, la critique dogmatique n’est pas morte avec Lessing. Elle existe et existera jusqu’à la fin du monde. Jusqu’à la fin du monde il y aura des écoles poétiques, des courants et des mouvements poétiques auxquels les critiques frayeront le chemin.»
La majeure partie de l’œuvre de František Xaver Šalda résistera à l’épreuve du temps. Encore au début du XXIe siècle on peut le lire comme un auteur étonnement moderne. Ces essais monographiques sur Shakespeare, Dante, Sova et Mácha ne vieilliront pas Il a consacré des études critiques à la majorité des grandes figures de la littérature tchèque et son immense culture lui permet de procéder à des analyses profondes des écrits d’auteurs étrangers dont Rousseau, Flaubert, Rimbaud, Zola et Ibsen. Professeur de littérature romane, il s’intéresse particulièrement aux lettres françaises. Il apprécie surtout chez les auteurs français la composition logique et nette de leurs œuvres et la clarté de leurs idées. Il aime chez eux ce qu’il appelle «l’air sec», c’est-à-dire la netteté du langage littéraire, le climat spécial de leurs œuvres qui exclut les descriptions vagues. Il est un des plus grands connaisseurs tchèques de l’œuvre de Goethe et attribue une grande importance à Friedrich Nietzsche. Il admire les grands écrivains russes et surtout Tolstoï qu’il situe au sommet de la hiérarchie littéraire européenne. Tolstoï et Pascal sont pour lui les plus grands critiques de la vie et les plus importants penseurs d’Europe.
Šalda élabore une méthode critique qui est un instrument efficace entre ses mains, mais qui n’est que difficilement applicable par d’autres critiques littéraires ne possédant ni son talent pour l’analyse et la synthèse, ni son immense culture. C’est pourquoi il n’a pas fait école. Il n’échappe pas non plus à des erreurs, car il condamne parfois avec trop de sévérité des auteurs de talent. Ses propres poèmes, romans et pièces de théâtre n’atteindront pas le niveau de ses écrits critiques et n’échapperont pas à l’oubli. Sa clairvoyance lui permet cependant de se rendre compte des limites de son travail, des difficultés, des obstacles et des pièges qui l’attendent sur son chemin:
«D’après Sainte-Beuve le critique n’est rien d’autre qu’un lecteur idéalisé quelqu’un qui sait lire mieux, qui sait lire mieux le poète que le lecteur ordinaire. Rien de plus. Evidemment ce n’est pas facile. Nous sommes tous des mots difficilement déchiffrables dans le Livre de Dieu. Quelle tâche bougrement difficile que de nous lire, nous, simples petits citoyens, et il est d’autant plus difficile de lire les gens qui sortent de l’ordinaire, les talents ou les génies. Pour cela il nous faut parfois, mesdames et messieurs, des siècles entiers.»
Malgré l’ampleur de ses vues, malgré ses allures cosmopolites, Šalda est un patriote aussi profond et passionné que discret. Il se sent et se sentira toujours fils de son pays car, comme il dit, «la grandeur du pays n’est pas importante, ce qui est important c’est sa profondeur». Les études critiques et les essais de ce patriote continuent d’être vivants dans la culture tchèque et lui-même sera encore longtemps pour nous la personnification du génie critique et de la recherche passionnée de la vérité artistique, un processus qui ne finit jamais:
«L’œuvre poétique ou artistique, si elle ne meurt pas, fait l’objet du processus de connaissance, d’une connaissance toujours renouvelée. Il n’y a pas de vérité critique définitive. Il n’y pas de vérité fermée et achevée une fois pour toutes. Ce n’est que rigidité cadavérique. La vérité doit être cherchée et trouvée toujours à nouveau. C’est la vie qui est son critère, parce que la vérité doit être toujours et toujours transformée en vie. »