Fredy Hirsch, un éducateur au service des enfants de Terezín
Le 8 mars 1944, près de 4 000 Juifs de Bohême-Moravie, tous issus du camp dit « familial » de Terezín, étaient assassinés dans les chambres à gaz à Auschwitz. C’est aussi autour de cette date que meurt Fredy Hirsch, un jeune Juif allemand dont l’histoire est liée à celle des enfants et des jeunes de Terezín dont il a été un des éducateurs. Anna Hájková est historienne, elle est l’auteure d’un ouvrage sur Terezín intitulé Le dernier ghetto. Elle s’est intéressée à Fredy Hirsch dont le destin illustre aussi un pan plus méconnu de cette période : celui de l’histoire queer de l’Holocauste.
Anna Hájková, bonjour, vous êtes historienne et vous vous êtes intéressée au destin de Fredy Hirsch, enseignant et sportif juif allemand, homosexuel, dont la vie est tragiquement liée à celle de la Tchécoslovaquie et à celle des Juifs de ce pays pendant la Deuxième Guerre mondiale. Son histoire est mentionnée dans Shoah de Claude Lanzmann. Vous souvenez-vous de comment et quand vous avez découvert l’existence de Fredy Hirsch ?
« Fredy Hirsch est une figure connue du ghetto de Terezín, or j’ai écrit un livre sur Terezín qui s’appelle Le Dernier ghetto. Il y a déjà eu des études faites sur lui, mais on ne savait finalement pas grand-chose de sa vie privée. On savait qu’il était queer, mais c'est à peu près tout. Il y avait quelques histoires teintées d’homophobie autour de sa personne : c’était quelque chose que j’avais toujours analysé comme ce processus qu’on appelle ‘othering’ en anthropologie. C’est-à-dire désigner quelqu’un comme un étranger venu d’ailleurs. En 2018, l’historienne Alena Mikovcová, basée à Brno, m’a contactée et m’a gentiment transmis des documents qui prouvaient que Fredy Hirsch fréquentait un étudiant en médecine, Jan Mautner, originaire d’Olomouc, un peu plus âgé que lui. Ils parlaient tchèque entre eux ce qui, à Brno, n’était pas si courant. Ils ont vécu ensemble plusieurs années. Et plus tard, Jan Mautner a suivi Fredy Hirsch jusqu’à Prague, ce qui montre que leur relation s’est poursuivie. »
On reviendra sur cette relation un peu plus tard, mais avant cela rappelons que Fredy Hirsch est né le 11 février 1916 à Aix-la-Chapelle. Il était donc allemand. Que sait-on de son milieu familial et de son éducation ?
« Son père est mort quand il était petit. Il avait un frère. Et je crois que la mère avait quitté le foyer. Je ne me suis pas trop intéressée à son milieu familial parce que ça avait déjà été bien étudié par d’autres – et très bien d’ailleurs. Je me souviens que la famille a émigré quelque part en Amérique du Sud, mais lui est resté en Allemagne. Il s’est engagé dans le mouvement de la jeunesse juive, c’était un sioniste enthousiaste et au milieu des années 1930, il a émigré en Tchécoslovaquie. »
Brno, ville queer dans l’entre-deux-guerres
Pourquoi la Tchécoslovaquie, et pas la Palestine par exemple ? Et dans quelles conditions ?
« La Palestine était encore sous mandat britannique et Londres s’efforçait de limiter le nombre de personnes qui pouvaient y émigrer. Ça s’est encore aggravé après 1939 mais même à cette époque-là, il n’était pas si facile de s’y rendre. Il y a plusieurs théories pour expliquer son émigration : était-ce pour des raisons politiques ? A cause de l’antisémitisme ? Ou du fait qu’il était homosexuel ? Il est difficile de donner une réponse claire. N’oublions pas qu’il y avait une importante communauté d’émigrés en Tchécoslovaquie, des Juifs, des gens de gauche venus d’Allemagne comme Thomas Mann, Alfred Kerr... Il était possible de parler allemand dans ce pays, et tout particulièrement à Brno. En tant que spécialiste de l’histoire queer, je dois dire que Brno était particulièrement accueillante pour les gens queer et les militants. Bien qu’à l’époque, le paragraphe 129 criminalisant l’homosexualité masculine et féminine ait toujours été en vigueur, il y avait énormément de personnes qui militaient pour son abolition. En 1932, la Pologne décriminalise l’homosexualité, donc en tant qu’homosexuel et activiste vivant en Tchécoslovaquie à l’époque, on pouvait légitimement penser que l’heure était venue aussi pour le pays de faire de même. »
C’est en Tchécoslovaquie qu’il rencontre son compagnon Jan Mautner, à Brno en 1936. Dans quel contexte ?
« Fredy Hirsch a rencontré Jan Mautner dans le cadre du club sportif juif de Brno. Hirsch y était moniteur pour les jeunes. Il organisait énormément d’activités pour les jeunes de la communauté juive. Témoin de cette période, Ruth Kopečková se souvenait qu’ils allaient à la montagne, faire des sports d’hiver, et que la mère de Jan Mautner leur faisait la popote. Cela veut donc dire que les parents de Jan Mautner étaient au courant de la relation et qu’ils les soutenaient. Certains se souviennent que les deux hommes vivaient ensemble dans le même appartement. On ne peut pas le prouver via les archives de la police, mais il est tout à fait possible qu’ils n’aient pas déclaré leur lieu de résidence. A l’époque, Hirsch écrivait déjà pour un magazine juif de Brno, en tchèque, or on sait qu’il n’a jamais très bien appris la langue : les articles sont souvent signés par les deux ou alors il est indiqué qu’il a été traduit par Mautner. »
Sport et rêve sioniste
Vous parlez de cet engagement sportif de Fredy Hirsch depuis sa jeunesse : qu’est-ce qui le motivait ? On a l’impression que c’est un peu lié à cet esprit du tournant du siècle, qui a aussi inspiré le mouvement des Sokols : un esprit sain dans un corps sain. Il y avait de cela aussi pour Fredy Hirsch ?
« Excellente question. Depuis la fin du XIXe siècle, il y avait une très longue tradition juive autour du thème du ‘Juif musclé’ où, avec l’influence du sionisme, les militants ont décidé que la communauté juive avait droit à la dignité, qu’il fallait contrer les clichés sur les Juifs qui ne seraient pas travailleurs, pâles etc. Il fallait donc, selon eux, montrer que c’était un peuple vigoureux, bronzé, musclé, apte à aller en Palestine. D’où l’importance du sport pour les Juifs : des Jeux juifs étaient organisés sur la colline de Hagibor à Prague, ou encore les Maccabiades. Cela résume le mieux ce qu’était Fredy Hirsch : si vous regardez les photos, vous voyez cet homme beau, athlétique, plutôt imberbe, qui est fier de son corps. Cela rajoutait à la dignité de sa personne. En outre, faire l’expérience de l’antisémitisme, s’exiler, était quelque chose d’humiliant. Donc j’imagine très bien que pour lui, il était très difficile de se sentir fier de lui-même. »
Faisons un bond dans le temps : en 1938, c’est la crise des Sudètes qui sont annexées à l’automne par les armées hitlériennes, puis en mars 1939, la Tchécoslovaquie est occupée et sont mises en place dans le pays des lois nazies. Fredy Hirsch était doublement suspect aux yeux des nazis : juif et homosexuel. Comment se déroule sa vie à partir de là ?
« Il a dû déménager de Brno à Prague. Il n’avait pas de papiers tchécoslovaques en règle. Il a continué à travailler au sein de la communauté juive, dans l’administration, et à entraîner des enfants et des jeunes sur la colline de Hagibor. Les témoins de l’époque se souviennent que Jan Mautner travaillait avec lui, donc cela veut dire qu’ils étaient au moins en contact, voire qu’ils étaient toujours en couple. Mautner a déménagé à Prague, en dépit du fait que ses parents vivent à Brno. Les jeunes avec lesquels Fredy Hirsch faisait du sport étaient adolescents : ceux qui ont été déportés à Terezín, puis Auschwitz, ont eu plus de chance de survie que des plus petits enfants. D’ailleurs, la plupart ont survécu et ont pu témoigner de la vie de Fredy Hirsch. Ils font partie aujourd’hui des derniers survivants d’Auschwitz, tous âgés de plus de 90 ans. C’est donc quelque chose d’important pour la trace et le souvenir laissés par Fredy Hirsch. »
L’ambivalence de l'Histoire
Fredy Hirsch est déporté en novembre 1941 au camp de Theresienstadt. Là aussi, il prend en main les activités des jeunes, et il fera de même à Auschwitz où il sera également déporté. Sa détermination à poursuivre son œuvre sportive, éducative, pédagogique force l’admiration dans ces conditions…
« Ce n’était pas un intellectuel qui réfléchissait et analysait tout. C’était par contre un homme passionné, mû par la volonté. Il était extrêmement engagé comme éducateur pour la jeunesse et il faisait les choses vraiment bien. Evidemment il n’était pas le seul : il avait toute une équipe autour de lui. Malgré le contexte, les enfants de Terezín ont été les mieux lotis : pas seulement en termes de nourriture, d’éducation, d’hygiène, mais aussi en termes de loisirs. Ils faisaient aussi des choses qui avaient du sens. Il y a beaucoup d’enfants de Terezín qui évoquent paradoxalement de bons souvenirs de cette période : c’est en grande partie dû à des gens comme Fredy Hirsch, qui est connu, mais aussi à d’autres moins connus comme Hanka Epsteinová. Cela a continué à Auschwitz, grâce au sacrifice de nombreuses personnes et parce que la communauté du camp a décidé de s’investir totalement pour les enfants.
Il y a quand même quelque chose que je dois dire : je n’ai longtemps pas cru les rumeurs de harcèlement sexuel qui lui étaient prêtées, je pensais que c’était dû à l’homophobie. Je suis donc reconnaissante aux éditeurs de la version anglaise de mon article qui m’ont rappelée que si nous sommes féministes, que nous croyons dans le mouvement #MeToo, alors nous devons croire aussi les victimes masculines de certains comportements. Je me suis donc dit que cela pouvait être possible : qu’il était possible qu’il ait été un excellent éducateur pour les jeunes, mais qui ne prenait pas cette question de harcèlement sexuel aussi sérieusement que nous aujourd’hui. Donc dans le cas présent, il y a un jeune garçon qui se souvient que Hirsch lui a mis la main dans la culotte. Nous devons avoir le courage d’écrire cette histoire ambivalente : Hirsch était quelqu’un de très courageux, mais c’était aussi quelqu’un dont on sait qu’il a procédé à des attouchements sur au moins un garçon… »
Il faut en effet voir l’Histoire et les gens dans toute leur complexité… Son compagnon, Jan, sera aussi déporté à Theresienstadt – sait-on si leur relation s’est poursuivie dans le cadre du camp ?
« Nous ne le savons pas. On sait en tout cas que plus tard, Mautner a été déporté à Auschwitz : il peut avoir été inscrit d’office, mais il est également possible qu’il ait demandé à l’être parce qu’il savait que Hirsch faisait partie du convoi. Peut-être étaient-ils encore en couple, mais nous n’en savons rien. Ce que nous savons c’est qu’en mars 1944, Hirsch a été assassiné ou alors s’est suicidé : il y a plusieurs théories et je ne peux pas dire qu’il y en ait une qui me semble plus probable que les autres. Dans tous les cas, quand le 8 mars à Auschwitz, les Allemands ont liquidé le camp des familles de Terezín et envoyé environ 3 700 personnes dans les chambres à gaz, Hirsch était probablement vivant, mais en tout cas, il n’était plus sain d’esprit. Là aussi, il faut accepter l’ambivalence, accepter le fait que nous ne savons pas exactement ce qui s’est passé. On sait en tout cas que Hirsch n’a pas survécu après le 8 mars, mais que Jan Mautner oui. »
C’est une fin tragique pour Fredy Hirsch, mais son compagnon Jan Mautner survivra à Auschwitz. Qu’est-il devenu ?
« Il a survécu à une grande sélection effectuée en juillet 1944 et, comme un millier d’autres hommes, a été déporté au camp de Schwarzheide dans la Saxe où ils fabriquaient du carburant synthétique. Un travail terrible, avec peu à manger, des coups. Il semble qu’il ait attrapé la tuberculose, soit à Auschwitz soit à Schwarzheide. Malgré cela, il a survécu au camp, à la marche de la mort. A Schwarzheide, il a rencontré un homme, également issu du milieu médical, Walter Löwy et ils se sont mis en couple. Après la guerre, Jan Mautner a séjourné en sanatorium dans les Tatras, en Slovaquie. Il y a d’ailleurs aussi exercé en tant que médecin. En 1951, il est malheureusement mort de la tuberculose. Mais avant cela, il a vécu heureux avec son compagnon : nous avons de belles photos d’eux ensemble, sur une avenue de Prague. Walter a émigré après l’invasion soviétique de 1968 à Munich où il a vécu jusque dans les années 1990. Il est malheureusement mort avant que je ne puisse le rencontrer et l’interviewer, mais tout ceci est une bonne illustration de ce que à quoi ressemblent les fragments de l’histoire queer de l’Holocauste. »