Guerre d’Indochine : ces Tchécoslovaques engagés dans la Légion étrangère
A l’occasion du 70e anniversaire de la fin de la bataille de Điện Biên Phủ qui amorce la fin de la guerre d’Indochine, Radio Prague Int. se penche sur un épisode méconnu de cette histoire : celle de l’engagement de plus de 1 600 Tchécoslovaques dans la Légion étrangère qui ont participé, dans les rangs de l’armée française, aux violents combats de cette guerre de décolonisation, et notamment à la célèbre bataille finale qui s’achève le 7 mai 1954. Ladislav Kudrna est historien et directeur de l’Institut d’étude des régimes totalitaires : il est l’auteur d’un livre dédié à ces Tchèques et Slovaques devenus légionnaires.
« Pendant mes études, mon sujet était les Tchèques et les Slovaques engagés dans la RAF, puis je me suis intéressé à leur destin après 1948. Et totalement par hasard, en consultant des documents dans les archives de la police secrète communiste, je suis tombé sur un dossier assez conséquent appelé ‘Opération Vietnamiens’. Ça m’a intrigué. La première page ressemblait à un roman : elle évoquait le fait qu’en avril 1952 devait arriver d’Indochine un premier groupe de prisonniers de guerre tchécoslovaques. J’ai commencé à faire des recherches : avant cela, je n’avais jamais entendu parler du fait que des Tchécoslovaques aient combattu en Indochine dans la Légion étrangère ni même plus tard côté américain, au Vietnam. »
On parle d’un peu plus de 1 600 Tchécoslovaques qui s’engagent dans la Légion étrangère pour aller combattre en Indochine, 303 y sont tombés. Ces deux chiffres sont importants relativement à la taille de la Tchécoslovaquie et à la situation géopolitique de l’époque…
« Ces chiffres, 303 Tchécoslovaques tombés au combat et 1 620 Tchécoslovaques engagés dans la Légion étrangère, couvrent la période 1948-1954. L’engagement des jeunes Tchécoslovaques correspond à la prise du pouvoir des communistes dans le pays en 1948 et au début d’une grande vague d’exil vers les pays occidentaux. »
Quelles sont leurs motivations pour s’engager ? Est-ce pour eux une façon de lutter contre le communisme après le Coup de Prague ?
« Leurs motivations étaient très diverses. Mais leur point commun, c’est clairement le Coup de Prague de février 1948. La Tchécoslovaquie venait de vivre l’occupation nazie. Et trois ans après la fin de la guerre, les gens ont réalisé que c’était le début d’un nouveau régime totalitaire. Donc l’arrivée au pouvoir des communistes a été le déclencheur de cette grande vague d’exilés. Parmi eux, des jeunes hommes, parfois très jeunes, âgés de 17 ans même. Certains sont partis pour combattre le communisme, en allant travailler pour des services secrets étrangers par exemple. D’autres, et c’était la majorité, ont fui pour essayer de rejoindre l’Amérique, vivre librement et être économiquement indépendants. »
Vous dites qu’il s’agissait essentiellement de jeunes gens qui vont rejoindre la Légion étrangère. Mais y en avait-il aussi certains qui avaient une expérience récente du combat après avoir lutté contre le nazisme ?
« Il y en avait, mais la majorité, c’étaient des jeunes gens qui n’avaient aucune expérience de l’armée. »
Comment sont-ils accueillis à la Légion étrangère ? Subissent-ils un interrogatoire particulier pour connaître leurs motivations ? Comment sont-ils pris en charge ?
« Il faut bien voir que la plupart de ces jeunes gens se sont engagés dans la Légion étrangère dans des conditions particulières : après avoir réussi à fuir la Tchécoslovaquie, ils se sont retrouvés en Allemagne qui était occupée par les troupes alliées, et dans les camps de réfugiés. Les conditions de vie y étaient très dures. Là, ils apprenaient qu’il faudrait au moins un an avant de pouvoir espérer quitter l’Allemagne et continuer à l’Ouest. C’est une situation dont ont profité les agents de la Légion qui ont ainsi recruté des jeunes gens, parfois en dressant un tableau assez éloigné de la réalité, promettant qu’après avoir effectué leurs cinq années en Afrique du Nord et sous réserve de bon comportement, ils obtiendraient la nationalité française, auraient collecté une certaine somme et leur vie future serait assurée. »
Donc ces jeunes Tchécoslovaques ont souvent été recrutés ? Ils n’ont pas nécessairement rejoint la Légion spontanément ?
« La plupart d’entre eux ont été recrutés, et ce n’est qu’une minorité qui a rejoint la Légion de son plein gré avec l’idée d’aller combattre le communisme en Indochine. Mais sinon, la plupart de ces jeunes gens ne savait même pas que l’Indochine existait. Certains n’étaient jamais sortis de Prague avant de fuir le pays. A 17 ans, ils avaient passé leur jeunesse sous l’occupation nazie et leur passage à l’âge adulte correspondait à l’arrivée au pouvoir des communistes. »
Une fois qu’ils ont été recrutés, que font-ils avant d’être envoyés sur le front en Indochine ?
« Même en 1948, il n’était pas facile d’intégrer la Légion étrangère. D’abord, ils devaient passer par le service de recrutement dans le camp de réfugiés de Kehl, où ils effectuaient une visite médicale extrêmement poussée. La Légion ne recrutait que des jeunes hommes en excellente santé. Là, ils étaient aussi passés au gril par le renseignement. C’est une légende que de dire que la Légion était uniquement un repaire de criminels et d’anciens SS. Si elle passait ces deux étapes, la jeune recrue était envoyée au fort Saint-Nicolas à Marseille où elle passait une nouvelle visite médicale, avant de signer un contrat de cinq ans d’engagement dans la Légion. »
A quoi ressemblait ensuite leur formation, leur entraînement ? Ces jeunes gens n’avaient souvent jamais tenu une arme dans les mains auparavant…
« Ils étaient passés par Kehl, puis Marseille, et soudain on les mettait sur un bateau pour l’Afrique du Nord. Il faut imaginer que la plupart n’avaient jamais mis les pieds sur un bateau ni vu la mer. A fortiori en venant de Tchécoslovaquie. De là, ils étaient envoyés à Oran, puis leur périple les emmenait jusqu’à Sidi Bel Abbès, berceau de la Légion étrangère jusqu’à la guerre d’Algérie. Là, ils pouvaient choisir où ils voulaient servir. De nombreux jeunes Tchécoslovaques ont choisi ce bataillon d’élite qu’étaient les paras. Tous ces jeunes fuyant leur pays arrivent pile au moment où est créé le 1er BEP – ce qui sera d’ailleurs fatal pour une grande partie d’entre eux. C’étaient des jeunes gens qui n’avaient pas fait leur service militaire, qui n’avaient jamais touché une arme de leur vie et leur sergent devait les transformer en légionnaires capables de participer à des combats extrêmement violents en Indochine. »
« Cela voulait donc dire un entraînement de six à huit mois, selon votre affectation, et c’était très, très dur. Je suis convaincu que l’entraînement de la Légion étrangère est, jusqu’à ce jour, le meilleur qui existe au monde, toutes armées confondues. C’était un entraînement très dur, évidemment, mais dépourvu de ce qui pouvait avoir cours dans l’armée tchécoslovaque sous le communisme, avec des brimades, des suicides, etc. Dans les lettres à leur famille, ils racontent comme ils connaissent toutes les armes à leur disposition, comment ils savent les monter et les démonter les yeux fermés. Certains racontent aussi qu’ils regrettent leur engagement parce qu’ils estiment être allés au bout de leur forces physiques, mais aussi psychiques. Mon ami Pavel Knihař avait 17 ans quand il est entré dans la Légion en 1948. Il l’a quittée au bout de trente ans de service. Il m’a raconté qu’un jour il a laissé tomber son arme. Son lieutenant l’a fait ramper par terre avec son arme pendant quatre heures : un légionnaire qui fait tomber son arme pendant une bataille est un légionnaire mort. »
Vous évoquez ces lettres envoyées à leurs familles en Tchécoslovaquie : quelle expérience des combats en Indochine y relatent-ils ?
« La plupart des lettres se ressemblent : ils racontent leur entraînement, ils ont la nostalgie du pays. Mais une fois leur entraînement terminé, la plupart expriment leur fierté de faire partie d’une tribu, de cette grande communauté qu’est la Légion étrangère. Ils envoient des photos d’eux en uniforme, ils racontent combien de fois ils ont sauté en parachute, etc. On voit qu’ils ont intégré le fait qu’ils sont légionnaires et ils expriment leur hâte d’aller combattre en Indochine. En tant que recrues en formation, ils recevaient en outre une solde très faible. Ils savaient qu’une fois sur le terrain, cette solde serait plus importante. A l’époque, la France avait l’avantage sur le Việt Minh. Les vétérans, ceux qui revenaient en Algérie, racontaient qu’il s’agissait essentiellement d’une guerre de type guérilla, avec un ennemi puissant dans le nord, mais le centre et le sud dominés par la France. Donc ces jeunes Tchécoslovaques n’étaient pas particulièrement inquiets. »
N’était-ce pas un problème pour leurs familles, restées dans la Tchécoslovaquie communiste, de recevoir des lettres de jeunes gens engagés en Indochine et combattant une organisation vietnamienne créée par le Parti communiste ?
« Cela m’a aussi surpris. J’ai pu avoir accès à la correspondance d’un de ces jeunes Tchèques, Ladislav Charvát, qui est tombé en Indochine. Ces lettres sont bel et bien arrivées à leurs destinataires. Peut-être est-ce dû au fait que la guerre d’Indochine était à l’époque dans l’ombre de la guerre de Corée, plus connue. Ces lettres montrent comment ces jeunes gens ont très vite compris contre qui et contre quoi ils se battaient. Dans une de ses dernières lettres, datée du mois d’août 1950, Ladislav Charvát écrit à sa mère qu’il craint une période particulièrement dure avec l’arrivée des communistes chinois par le Nord. Il dit qu’il a hâte d’en avoir fini, qu’il ne sait plus à quoi ressemble la vie normale après toutes les violences et les horreurs qu’il a vécues. Certains de ces légionnaires ont été envoyés deux fois en Indochine. Dans certaines de leurs lettres, ils disent qu’ils combattent l’internationale communiste et pour un monde libre et chrétien. »
Cette année, nous commémorons les 70 ans de la bataille de Điện Biên Phủ, évidemment vue de manière très différente côté français et côté vietnamien. Que se passe-t-il pour les Tchécoslovaques de la Légion pendant cette bataille ?
« Quand j’ai travaillé sur mon livre et sur le documentaire réalisé pour la Télévision tchèque, j’ai rencontré un des derniers soldats ayant combattu à Điện Biên Phủ, et le hasard a voulu que ce soit un Tchèque, Ladislav Horňák, 94 ans. Son récit était incroyable. Il était sergent au fort Eliane 2 et en l’écoutant, je me suis dit qu’il fallait réécrire l’histoire de cette bataille : jamais il n’y a fait flotter de drapeau blanc et il y a combattu jusqu’à la dernière minute. Les Vietnamiens ne sont arrivés qu’au matin du 8 mai. J’ai calculé qu’au moins 30 Tchécoslovaques sont tombés à Điện Biên Phủ. Combien ont survécu ? C’est difficile à dire. Ladislav Horňák a été un de ces chanceux. Après Điện Biên Phủ, 10 000 soldats de l’armée française ont été faits prisonniers et seuls 3 000 ont survécu. »
Vous parliez tout à l’heure de ces prisonniers de guerre tchécoslovaques pour lesquels un dossier a été constitué par la police secrète communiste. Dans quelles conditions sont-ils rapatriés en Tchécoslovaquie et que fait-on d’eux à leur retour ?
« Ladislav Horňák, lui, a réussi à convaincre les Vietnamiens qu’il était français et qu’il fallait qu’il soit renvoyé en France. Mais pour les Tchèques et des Slovaques, il y a différents moments clés : la grande bataille de Đồn Khê en septembre 1950 et ensuite Điện Biên Phủ. Et c’est justement en 1950 et 1954 qu’on compte le plus grand nombre de Tchécoslovaques faits prisonniers. On estime leur nombre à 115, dont la plupart sont morts en raison des terribles conditions de vie. 22 ont été rapatriés en Tchécoslovaquie après 1950 et en 1953, via la Chine et l’URSS. »
Qu’est-ce qui les attend en Tchécoslovaquie ?
« Ces jeunes ont passé 16 mois en tant que prisonniers de guerre au Vietnam. Ensuite ils sont incarcérés pendant 17 mois à Prague, rue Bartolomějská. Les communistes ne savaient pas trop quoi faire d’eux et ils ont fini par être libérés dans le cadre de la grande amnistie des années 1960. Certains ont continué à être surveillés par la StB, mais la plupart a fini par s’intégrer à la vie du pays, en travaillant soit comme ouvriers, soit dans des professions correspondant à leur diplôme. D’autres ont aussi choisi d’émigrer encore une fois en 1968. Quand j’ai fait des recherches dans les archives de la Légion étrangère à Aubagne, j’ai découvert que l’administration considérait comme déserteurs, et les prisonniers et les déserteurs réels. Elle ne comprenait pas du tout ce rapatriement des prisonniers de guerre en Tchécoslovaquie. Dans les faits, cela veut dire qu’ils auraient pu être condamnés à mort pour désertion. Mais la plupart ont été amnistiés à la fin des années 1960. »
Certains de ces Tchécoslovaques ont-ils pu rentrer en France ?
« Comme je le disais, 1 620 Tchécoslovaques ont rejoint la Légion, plus de 300 sont tombés au combat. La grande majorité des Tchécoslovaques a survécu à leur engagement de cinq ans dans la Légion. Ils ont donc pu obtenir la nationalité française. Certains ont continué dans la Légion : après l’Indochine, ils ont fait l’Algérie, et n’ont quitté la Légion que dans les années 1970. »
Pavel Kugler du Département des sépultures de guerre au ministère tchèque de la Défense nous avait confié que des négociations étaient en cours pour ériger un monument en mémoire de ces soldats tchécoslovaques tombés en Indochine. La mémoire de cette guerre est évidemment différente du point de vue tchèque, occidental, et vietnamien. Où en est-on du projet ?
« Actuellement, l’Institut d’étude des régimes totalitaires et le ministère de la Défense, en collaboration avec notre attaché militaire à Hanoi, prépare un monument rappelant la mémoire des soldats tchécoslovaques tombés pendant la guerre d’Indochine et la guerre du Vietnam. Il devrait être installé sur le bâtiment de notre ambassade. J’espère que cela va se réaliser. Outre les Tchécoslovaques qui ont combattu pendant la guerre d’Indochine, neuf ont également participé aux combats pendant la guerre du Vietnam et quatre d’entre eux y ont perdu la vie. Il n’est pas encore clair quand ce mémorial pourrait être installé, mais j’espère que cela pourra être fait l’an prochain. »