« Mon père », soldat tchécoslovaque de la Légion étrangère dans la guerre d’Indochine
Originaire des environs de Plzeň, ville de Bohême de l’Ouest libérée par les troupes américaines en 1945, Stanislav Mann n’avait pas encore 18 ans lorsqu’il a fui la Tchécoslovaquie en 1948. Après un court passage en Allemagne, le jeune homme s’est rapidement engagé dans les rangs de la Légion étrangère, avant d’être envoyé en Indochine où, comme quelque 1 600 autres soldats tchécoslovaques, il a alors participé aux combats sous le drapeau de la France. Depuis Perpignan, ville depuis laquelle elle effectue de fréquents allers-retours entre la France et la Tchéquie, sa fille française, Édith Berard, retrace le parcours de son « père légionnaire tchécoslovaque » :
« Déjà après la Deuxième Guerre mondiale, alors qu’il n’avait encore que quinze ans, il voulait faire carrière dans l’armée en tant que pilote de chasse. Il faut imaginer l’enthousiasme qu’avait suscité la victoire des Alliés dans la région (de Plzeň). Mais sa mère, qui avait vécu des périodes noires, refusait catégoriquement, et comme mon père était le plus jeune d’une famille de six enfants et qu’ils n’avaient pas les moyens de faire de longues études, après l’école primaire, elle l’a orienté vers un apprentissage en ébénisterie à Starý Plzenec. Mais cette formation ne lui convenait pas et c’est ainsi que le 10 juin 1948, sous prétexte d’aller voir le cirque qui passait à Plzeň, il a quitté sa maison et son village de Tymákov. Il n’a ainsi plus jamais revu sa mère, puisque celle-ci est décédée en 1960. »
Ce n’est qu’en août 1968, après avoir entre-temps été naturalisé français, et profitant alors des dernières semaines de relative liberté en Tchécoslovaquie avant l’écrasement du Printemps de Prague, que Stanislav Mann pourra revenir pour la première fois dans son pays d’origine.
Vingt ans donc après sa fuite, « avec trois copains » comme le raconte encore Édith Berard, à une époque où des lignes de barbelés n’avaient pas encore été dressées tout le long des frontières entre la Tchécoslovaquie et le monde occidental. En Allemagne, Stanislav Mann travaille d’abord comme ouvrier agricole dans une ferme. Mais très vite, c’est une toute autre orientation qu’il choisit de donner à sa vie :
« Voyant que c’était une vie plutôt miséreuse qui les attendait, les quatre copains ont décidé de s’engager dans l’armée qui encourageait alors la jeunesse à rejoindre ses rangs. Le 28 août 1948, mon père s’inscrit donc à Regensburg (Ratisbonne) dans les Forces françaises en Allemagne. Pour la petite histoire, il faut aussi dire que sa fuite a valu de nombreuses représailles à sa famille restée en Tchécoslovaquie : travaux forcés pour sa fratrie, suppression de sa pension de retraite pour sa mère, etc. Mais c’est comme ça qu’il est parti et s’est engagé... »
Stanislav Mann rejoint alors la France, sans encore parler le moindre mot de français, comme s’en amuserait presque sa fille aujourd’hui :
« Il devait réciter différents mots sans comprendre. Cela m’a amusée, car voici, par exemple, une phrase qu’il devait répéter bêtement : ‘Le petit doigt sur la couture du pantalon, les yeux sur la ligne d’horizon, l’arme doit remonter longitudinalement le corps jusqu’à ce que la main droite atteigne la poitrine.’ Pas évident pour quelqu’un qui ne parle pas français, n’est-ce pas ? Et puis on lui enseigne aussi bien évidemment tout ce dont a besoin un mercenaire au combat et on teste ses capacités à être un bon légionnaire. C’est un entraînement dur. Son premier défilé se passe à Périgueux, on est là entre août et décembre 1948. »
L’Indochine ? D’abord « l’exotisme et l’aventure »
« Probablement jeune tête brûlée », toujours selon Édith, Stanislav Mann ne s’éternise pas bien longtemps en France, non plus. Et après, donc, son premier défilé dans son bel uniforme, le nouveau légionnaire, bien que pas encore majeur, n’a qu’une envie : découvrir le monde.
« Bien sûr qu’il souhaitait partir au Vietnam. À ses yeux, cela représentait l’exotisme et l’aventure. Il se vieillit même de trois ans pour être éligible aux campagnes lointaines. N’oublions pas qu’il n’avait pas encore 18 ans en 1948 et que l’âge de la majorité à cette époque était 21 ans... Il a donc dit qu’il était né en 1927 au lieu de 1930, et il n’a d’ailleurs retrouvé sa véritable identité que quelques années plus tard. Toujours est-il que, grâce à ce mensonge, il a officiellement 21 ans en 1948, au lieu de 18, et même 17 puisque tout cela s’est passé un peu avant son anniversaire. »
Le 11 septembre 1948, Stanislas Mann embarque à Marseille pour rejoindre l’Algérie. Et c’est d’Oran qu’il part pour Saïgon où, après trente jours de mer, via le canal de Suez, il arrive le 27 janvier 1949.
Très vite, son courage et sa détermination lui permettent de monter en grade. Des actes de bravoure lui valent ainsi d’être nommé képi blanc 1ère classe en novembre de la même année, puis caporal un an plus tard. En février 1951, après avoir récupéré une arme à l’ennemi et l’avoir mis en fuite, il est décoré de la croix de guerre des opérations extérieures, avec étoile de bronze.
Mais à en croire sa fille, qui a longuement fouillé dans les archives familiales avant de répondre à nos questions, la prise du pouvoir par le Parti communiste en 1948 en Tchécoslovaquie n’explique en rien son engagement dans la guerre en Indochine :
« La succession des événements a fait que l’on a pu penser que cela avait été un élément déclencheur, mais je n’en suis pas vraiment sûre. Je pense que c’est plutôt le hasard qui a fait que... La fin de la guerre et le désir d’exotisme ont été plus forts, je pense. Il avait envie d’une autre vie et de pouvoir tester ses propres limites. Oui, je pencherais plutôt pour cet esprit d’aventure. »
En Indochine, Stanislav Mann apprend très vite « à tester ses limites ». Confronté à la réalité du terrain, il est néanmoins convaincu, comme le pense Édith, que le choix de vie qu’il a fait est le bon.
« À partir du moment où vous signez dans la Légion, vous savez dans quelle voie vous vous engagez. On lui avait fait suivre un sacré entraînement avant de partir. Même s’il faut parfois un peu de chair à canon, on n’envoie quans même pas le premier poltron dans ce genre de conflits. La Légion étrangère a envoyé de vrais mercenaires là-bas. Après, si mon père avait probablement envie d’exotisme, pour ce qui est de combattre, je ne sais pas vraiment. Mais je pense qu’une fois sur place, n’ayant jamais fait la guerre, il s’est rapidement retrouvé au pied du mur. Il n’avait plus le choix, mais c’est la vie qu’il avait choisie... Ce n’est peut-être pas fameux, mais je pense qu’il y avait aussi une certaine fierté : la fierté de défendre vaillamment la patrie, la France, etc. »
De la mission concrète de son père en Indochine, Édith, malgré ses recherches, reconnaît n’avoir qu’une vague idée :
« Officiellement, on envoyait les hommes au Vietnam dans le cadre d’une œuvre de pacification. Il devait charger mais pas tirer ! Ce que nous avons retenu dans la famille, de ce que l’on entendait, c’est que mon père tirait volontairement en l’air pour que la bataille commence et éviter que l’ennemi ne les surprenne et les massacre. Nous occupions quand même leur pays, ne l’oublions pas... »
« Je sais qu’il a été l’auteur de plusieurs actes de bravoure, notamment en janvier 1952 au piton de la carrière, sur la route coloniale n° 6, dans la région de Dong Van, dans le nord du pays, où il a déchargé un camion de munitions qui était pris sous un tir violent d’armes automatiques. On ne lui avait pas demandé, mais voyant que ses frères d’armes étaient faits comme des rats, il a évacué les blessés et mis à l’abri des munitions, ce qui leur a permis de s’en sortir. Cet acte lui a ensuite valu d’être décoré, d’avoir droit aux honneurs et de de monter en grade. Le général de Linarès a ajouté une étoile d’argent à la croix de guerre de ‘ce jeune sous officier ardent et dynamique, calme et réfléchi, faisant preuve en toutes circonstances d’un courage exemplaire’. »
Stanislav Mann reste un peu plus de trois ans en Indochine. Envoyé au Maroc en 1952 à la fin de son deuxième contrat, où il rejoint le 4e régiment étranger d’infanterie, il s’apprête à signer un nouveau contrat de deux ans et à repartir à la guerre quand il rencontre celle qui deviendra son épouse, puis la mère d’Édith :
« Il a alors décidé de rester au Maroc et de ne pas resigner pour deux ans de plus. Avec le recul, on se dit bien évidemment que cela a été une décision heureuse, car on sait quel carnage a ensuite été la bataille de Diên Biên Phu en 1954. Peut-être ne serais-je pas là pour vous en parler aujourd’hui, hein... La fin officielle de sa mission en Indochine a donc été le 25 juillet 1952. »
Le silence pour règle d’or
Resté légionnaire, Stanislav Mann, mécanicien doué chargé notamment de l’entretien des chars, quitte le Maroc en 1958 puis achève sa carrière militaire en 1966 avant de poursuivre sa vie dans le sud de la France avec femme et enfants. Parmi les copains partis avec lui en 1948, tous n’ont pas eu cette chance :
« Déjà, ils étaient partis à quatre, dont son meilleur ami, dont le nom de famille était Talůžek, qui était lui aussi de Starý Plzenec. Lui est mort en Indochine après avoir reçu plusieurs balles dans le ventre, et mon père a eu la lourde mission d’apprendre son décès à ses parents, qui n’avaient qu’un fils... Ensuite, il y avait aussi Václav Frank, originaire, lui, de Nepomuk (commune du sud de Plzeň), et un autre dont je n’ai malheureusement pas retrouvé le nom. »
Après l’Indochine, Stanislav Mann, devenu Stanislas en France, ne s’est jamais beaucoup confié, dans l’intimité de la maison familiale, sur son passé. Un silence dont Édith a été témoin :
« Déjà, nous étions petits et peut-être que cela ne nous intéressait pas beaucoup, mais honnêtement, toutes les personnes que je connais qui ont eu un membre de leur famille engagé dans la Légion étrangère, disent la même chose, à savoir qu’aucun d’entre eux ne parlait jamais du passé. Les seules informations que l’on arrivait à retirer, c’était quand ils se retrouvaient entre eux et discutaient, par exemple, après un apéritif arrosé du bon vieux temps. Alors, est-ce que c’était parce qu’ils avaient vécu des choses vraiment dures dont il valait mieux ne pas parler ? Une façon de nous protéger ? Une certaine pudeur ? Ou est-ce quelque chose qui figurait dans leur charte ? »
Même si son papa n’a pas pas participé aux combats de Diên Biên Phu, le 70e anniversaire de la bataille a été l’occasion pour Édith Berard de se replonger dans son carnet militaire et les archives. Et si elle s’y est pliée bien volontiers à la demande de Radio Prague International, aussi pour rendre hommage à tous les autres soldats tchécoslovaques engagés pour la France en Indochine, Édith, toujours très attachée au pays d’origine de son père, reconnaît aussi que voir « remonter tout ça à la surface » n’a pas toujours été chose facile :
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« Je suis très fière et très émue. Cela m’a fait me replonger dans la valise où j’avais placé tous les souvenirs de mes parents, donc, évidemment, cela remue beaucoup de choses. J’ai retrouvé plusieurs photos et, au final, tout cela m’a fait énormément de bien. Quand on est jeune, on ne pose pas trop de questions aux parents, et c’est quand ils ne sont plus là que l’on a envie d’en savoir davantage, mais il manque alors souvent des brides dans leur histoire. Ces recherches m’ont donc permis de revivre cela et je dois dire que je suis très fière de mon papa et, à travers lui, de mes origines tchèques ! »