« Il n’est pas possible d’attendre la fin de la guerre pour reconstruire l’Ukraine »
Il y a un an jour pour jour la Russie attaquait l’Ukraine. Passé le choc de la nouvelle, la société tchèque s’est très vite mobilisée à tous les niveaux, civil et institutionnel. Parmi les chevilles ouvrières de l’aide militaire à l’Ukraine : Tomáš Kopečný, qui était à l’époque ministre adjoint chargé de la coopération technologique au ministère de la Défense. Fort de ses contacts dans le milieu de l’industrie de l’armement, il a coordonné l’envoi quasi immédiat (deux semaines à peine) de matériel militaire lourd à l’Ukraine. Pour Radio Prague Int., il est revenu sur cette période qu’il dit avoir vécu comme dans un tunnel et sur sa nouvelle fonction de chargé gouvernemental pour la reconstruction de l’Ukraine.
Tomáš Kopečný, bonjour. Avant d’occuper la position de « chargé de la reconstruction de l’Ukraine », fonction placée sous l’égide du gouvernement tchèque, vous avez été ministre adjoint pour la coopération industrielle au sein du ministère de la Défense. Dans ce cadre vous avez été aux premières loges et un des premiers à organiser l’aide militaire à l’Ukraine, au lendemain du 24 février 2022 Comment vous remémorez-vous les premières heures qui ont suivi l’annonce de l’invasion ?
« Je me suis réveillé et je me suis dit : ça y est, c’est là. Tout ce qui était aux informations ou dans nos rapports s’est matérialisé, s’est réalisé. J’ai sauté dans la voiture car je n’étais pas à Prague à ce moment-là. J’ai toute de suite commencé à travailler, avec deux ou trois collègues, sur un plan pour la livraison d’armes dont on savait déjà qu’elles étaient sur le territoire tchèque – pas nécessairement dans les réserves de notre armée, mais plutôt dans celles de nos industries. »
Comment s’est organisée concrètement cette aide militaire en coopération avec l’ambassadeur ukrainien de l’époque ?
« J’avais une liste de ce qu’on était capables de livrer en Ukraine depuis au moins six semaines. Dès la fin de l’année 2021, nous avons commencé à avoir cette impression que l’invasion était inévitable. On s’est mis à appeler discrètement toutes les entreprises tchèques. C’était un travail que je faisais depuis dix ans, donc je connaissais tout le monde : je savais qui produit quoi, quelle société était bonne, responsable, avec un bon ‘track-record’. Ce qui était embêtant, c’est qu’on n’avait pas les finances. J’ai donc communiqué avec de nombreuses potentielles sources de financement, d’autres gouvernements, et bien entendu le nôtre. »
Un processus accéléré pour livrer les armes à l’Ukraine au plus vite
Il y a eu des collectes publiques aussi…
« Oui, mais ce que je décris là concerne la période avant l’invasion. Les collectes, c’était après. J’ai vraiment eu ensuite le sentiment de vivre des semaines infinies. Tout prenait du temps. J’ai donc décidé d’appeler l’ambassadeur d’Ukraine. Je lui ai dit que je voyais bien le mécontentement général, que les gens en Tchéquie se sentaient frustrés et voulaient faire quelque chose. Le lendemain, je l’ai appelé avec une idée concrète : organiser un système de collecte de fonds auprès d’une banque qui serait choisie par l’ambassade ukrainienne et où les citoyens tchèques pourraient envoyer leurs dons. Le problème, c’est que quelque chose comme cela est presque impossible à organiser sans l’administration d’Etat ou le ministère de la Défense du pays où ça se passe, car bien sûr, il est impossible d’acheter des armes juste comme ça. Surtout quand on parle de chars ou d’autre matériel du genre.
On a donc créé un mécanisme : ce qui devait être prêt, c’est le système de licences pour l’exportation du matériel militaire. D’habitude ça prend 50 à 60 jours pour faire une seule licence pour un projet d’exportation. On a appelé tous les agents et toutes les institutions qui sont parties prenantes dans l’attribution de ces licences. On est tombés d’accord sur le fait qu’il ne pouvait y avoir, dans le cas de l’Ukraine, de frein bureaucratique : on a donc établi des licences en deux ou trois heures. »
Donc un processus totalement accéléré en raison des circonstances…
« Absolument. On ne voulait évidemment pas faire n’importe quoi avec l’argent collecté qui revenait au gouvernement ukrainien via son ambassade. On a décidé de ne travailler qu’avec les entreprises qu’on connaissait depuis des années et qui sont responsables.
Le 24 février, j’ai aussi eu l’idée d’appeler les millionnaires tchèques pour leur demande une aide financière. Ce n’était pas si facile, car tout le monde voulait des garanties. Il fallait aussi avoir un compte transparent dans une banque tchèque rattaché à l’ambassade.
Ce qui m’a le plus surpris, c’est la vitesse à laquelle les dons ont afflué. On a ouvert ce compte le 26 février à 11h. A midi, on a fait une petite annonce sur les réseaux sociaux. En une heure, il y avait déjà 5 millions de couronnes, soit 200 000 euros. Et en 24 heures, il y avait 2 millions d’euros… »
Reconstruire l’Ukraine en coordination avec les institutions internationales
Près d’un an après l’invasion russe en Ukraine, la République tchèque a envoyé sur place du matériel militaire à hauteur de plusieurs milliards de couronnes. Et le gouvernement vient de créer votre fonction, celui de « chargé de la reconstruction de l’Ukraine ». Que recouvre exactement votre fonction ?
« L’idée était d’avoir un agent de coordination pas seulement pour les armes, ce que je faisais, mais aussi pour tout ce dont l’Ukraine a besoin aussi – notamment en termes de reconstruction. Quand on parle de reconstruction, ce n’est pas seulement ce qui va se passer après la guerre, après le cessez-le-feu. Il est nécessaire – et ça se passe déjà – de reconstruire ce qui est détruit par les missiles russes dès aujourd’hui. Et tout particulièrement quand il s’agit d’infrastructures énergétiques. Ces deux, trois derniers mois le réseau énergétique a été une des principales cibles des missiles russes. C’est pourquoi on a commencé à mobiliser nos capacités dans ce domaine. Il y a une très bonne coordination qui est faite pratiquement en format G7, les pays les plus riches et les plus économiquement avancés, avec les institutions internationales comme la Banque mondiale, le FMI, l’Union européenne, et aussi avec les partenaires de l’Europe centrale et de l’est. Là, on discute de ce qui est nécessaire à faire : générateurs, transmissions etc., qu’est-ce qu’il est possible de donner ? C’est donc pour cette raison que cette fonction a été créée : pour faire ce que je faisais avec les armes mais dans d’autres domaines. »
C’était une de mes questions… N’est-ce pas prématuré dans la mesure où l’on ne sait pas du tout combien de temps cette guerre va durer et dans quelles conditions un arrêt du conflit est possible ? J’entends dans ce que vous dites que la reconstruction est un processus continu et pas limité à l’après-guerre…
« Absolument, et cela se passe depuis plusieurs mois. Il y a des infrastructures critiques qui subissent des dégâts et c’est nécessaire de les réparer le jour suivant. »
Parce que cela doit fonctionner maintenant, aujourd’hui, même si cela peut être de nouveau la cible de missiles…
« Oui, mais la Russie n’a pas non plus un nombre infini de missiles. La stratégie courante est donc aussi de décentraliser le réseau énergétique, de faire en sorte que les gens soient protégés, qu’ils n’aient pas froid, qu’ils puissent réchauffer leur dîner, vivre comme des êtres humains. Tout cela on essaye de le faire. Les affaires énergétiques c’est une chose, mais il y a aussi le transport : les ponts par exemple. La Tchéquie a livré des ponts à l’Ukraine. Tout ce qui est nécessaire de réparer, on le répare. Il n’est pas possible d’attendre la fin de la guerre. »
« Dérussifier » l’énergie nucléaire en Ukraine
En quoi diriez-vous que l’aide tchèque à l’Ukraine se distingue de celle apportée par d’autres pays d’Europe centrale – et d’autres pays tout court ?
« Nous essayons d’être partie intégrante de l’ensemble de la communauté internationale. On fait donc beaucoup de projets en commun avec le gouvernement américain, britannique, avec les Pays-Bas aussi. On a fait beaucoup de choses dans le domaine militaire. Il y a des situations où on a des solutions techniques, technologiques, mais pas assez de ressources financières pour le faire nous-mêmes. Donc, on coopère avec d’autres.
On a d’ailleurs été très reconnaissants pour les activités de la présidence française du Conseil de l’UE : à la fin de l’année dernière, il y a eu une conférence à Paris, et c’était très utile. Je revenais d’ailleurs d’une autre conférence, à Varsovie, où étaient présentées les sociétés qui voudraient participer à la reconstruction. Donc il y a beaucoup d’événements qui se passent.
Ce qui distingue la Tchéquie, c’est sûrement la vitesse à laquelle nous avons livré des armes, la quantité aussi car nous faisons partie des pays du monde qui en livrent le plus.
Maintenant, on cherche et on trouve des secteurs dans lesquels on peut se spécialiser avec la plus grande valeur ajoutée. Quand on parle du secteur énergétique, il y a la dérussification de l’énergie nucléaire en Ukraine. C’est quelque chose que nous avons fait au cours des vingt dernières années : nous avions aussi des blocs soviétiques, construits avec des technologies russes, mais nous essayons de le faire différemment, aux standards occidentaux. Cette expérience et la technologie qui a été développée pour cela, nous les proposons à l’Ukraine. Dans le domaine de la santé aussi, nous avons aussi des entreprises qui ont des capacités technologiques uniques.
Notre stratégie est vraiment de proposer des solutions et des technologies ‘niche’. On se concentre sur ces secteurs ou ces produits avec lesquels nous avons rencontré un certain succès sur le marché mondial. Notre ambition n’est pas de faire d’immenses projets pour des milliards d’euros mais plutôt de trouver un coin d’expertise qui nous lie avec l’Ukraine. Que ce soit en termes de législation, de technique, de standardisation, car nous-mêmes avons dû passer par beaucoup de processus pour entrer dans l’UE il y a vingt ans. Maintenant, l’Ukraine est dans cette même position et nous essayons de l’aider pour qu’elle soit prête à entrer sur le marché de l’Union européenne. »